THOMAS GUILLEMET ET LAURENT LACOTTE, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »

THOMAS GUILLEMET ET LAURENT LACOTTE, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »

Visuel : Salim Santa Lucia

EN DIRECT / Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « Il est urgent que le pro_grès pro_gramme » sous le commissariat d’Indira Béraud du 11 au 23 juin 2019, The Window Paris

L’exposition commence dans la rue, et pas nécessairement au 1 rue Gustave Goublier – lieudit d’exhibition des œuvres, mais un peu partout, au hasard des rencontres. Thomas Guillemet et Laurent Lacotte sont plasticiens, peut-être écrivains… Ils ravivent le cadavre exquis par l’algorithme. Sous le commissariat d’Indira Béraud, le duo d’artistes a créé un logiciel générant automatiquement des phrases pour les imprimer sur de fines affiches placardées dans la ville. De la rive gauche à la rive droite, les œuvres débordent des quatre murs de l’espace prévu, proposant un parcours libre qui mènera ses lecteurs, et autres attentifs passants, aux portes de The Window, laboratoire artistique niché dans une ruelle non loin du Faubourg Saint Martin. Le domaine circonscrit d’internet est ainsi projeté dans les rues, soulignant que l’un comme l’autre est un espace public, lieu de passage où les individus se rencontrent, s’opposent et s’expriment. Les citoyens semblent étourdis par l’errance sur internet et sur les pavés des avenues, alors, « il est urgent que le pro_grès pro_gramme ». Rendue impérieuse par les underscores qui la rythment, l’assertion résonne comme une invitation à suivre un parcours intellectuel et corporel. En somme, une exposition au sens premier du terme.

Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »  Photo Point contemporain
Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »
Photo Valérie Toubas pour Point contemporain

L’urgence serait celle de l’opposition aux logiques oppressives qui se multiplient à cause du développement du numérique. De la « gouvernance algorithmique » (conceptualisée par Éric Sadin) venant remplacer le moindre mécanisme de délibération collective, à la reconnaissance faciale sur la voie publique que va expérimenter la ville de Nice, la situation inspire le soulèvement. Évoquant le danger, des masques de couleur noire trônent dans l’espace clos de la galerie. Au milieu des murs saturés d’affiches, ces effigies sont lacérées de lanières en plastique. Hérauts de l’imaginaire de la manifestation, ces fétiches sont autant de symboles de la violence : ils évoquent les rangées de CRS et symbolisent le contrôle des citoyens qui occulte l’individualité en faveur d’une « singularité morale ». Autrement dit une uniformisation de la pensée qui signe la fin du libre arbitre d’après l’essayiste Jamie Barlett. L’exposition met donc en scène la relation complexe entre l’Etat et les citoyens. En ce sens, si la saturation de l’espace par les affiches dessine discrètement la forme abstraite d’une foule, d’un vague brouillard où la multitude s’amalgame, une discrète caméra à l’entrée du lieu, scrutant les émotions et réactions des visiteurs.

De part et d’autre, le visiteur est assailli de mots. Rédigées en police Arial, les inscriptions générées au hasard se disséminent dans le milieu urbain comme autant de paroles en l’air, presque invisibles dans le décor envahi d’images et d’information de la métropole contemporaine. Ces phrases a priori creuses évoquent les discours des hommes politiques, qu’on pourrait presque dire sérigraphiés tant ils perdent leur saveur et leur profondeur à mesure de rééditions. Pourtant, les mots que les artistes ont convoqués, puis soigneusement collés sur les murs semblent évoquer autre chose…

Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » Photo Point contemporain
Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »
Photo Valérie Toubas pour Point contemporain

La référence qui suit pourrait sembler obscure pour le lecteur contemporain, mais elle éclaire tout de même le propos. Dans le prologue de l’auteur au roman Gargantua, l’écrivain spécifiait qu’il voulait « signifier par ces symboles pythagoriques, avec l’espoir certain d’être faits avisés et preux à ladite lecture. Car [le lecteur] trouvera en elle un bien autre goût et une doctrine plus cachée, qui révélera de très hauts arcanes et des mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion que l’état politique et la vie économique » ; la langue serait-elle devenue religion, et la politique espionnage ? Les artistes et la commissaire ont bien transformé le langage en symboles pythagoriques. En vidant les phrases de leur sens premier et en invitant le lecteur à dépasser la réception fonctionnelle d’un message textuel, le lyrisme de la démarche fait place à la contemplation. Les deux hommes ont en réalité composé un paysage : du volet roulant de la galerie parsemé de formules ondulatoires, aux lettres surdimensionnées sur les pots de fleurs, ils travaillent la lettre comme un motif. Le trio nous rappelle qu’une langue n’est pas seulement une méthode. Elle est également un objet plastique ; elle se regarde, se manipule, se travaille, se lit, et s’écoute. L’exposition déploit ainsi un véritable système poétique.

« Il est urgent que le pro_grès pro_gramme » est bien une promenade qui ouvre les champs de la réflexion politique et poétique sur le rapport des hommes au monde numérique et à la surveillance des informations. Urbanité du XXIe siècle, elle questionne avec véhémence le rapport que chacun entretient aux formes et informations qui s’expriment dans les rues et sur internet. Domaines de l’anonymat supposé, ces espaces publiques mêlent poésie et politique dans de violents antagonismes. Ainsi, les fines couches de papiers sont abandonnées aux dégradations du temps et aux interventions des passants, vouées à la disparition. Plus qu’un simple parcours clos et inextensible, ce projet est une alternative à l’impasse du White Cube, et prouve que le soulèvement n’est que plus fort lorsqu’il est relevé de poésie.

Rémi Guezodje

Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte,
« IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »
sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte,
« IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »
sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia