JOSHUA CITARELLA 

JOSHUA CITARELLA 

20 Interviews, 2020 (première édition) image : © joshuacitarella.com

FOCUS / Joshua Citarella
par Alain Barthélémy

Joshua Citarella
et le Post-Left

Autoritaire, Libertaire, économiquement de Gauche ou de Droite, sont les points cardinaux du fameux «political compas meme» dont Joshua Citarella reprend la grille colorée en couverture de son livre, 20 Interviews, paru en 2020. L’artiste-streamer new-yorkais, qui mène depuis plusieurs années une enquête au sein des communautés teens politisées d’Instagram, propose un ensemble d’entretiens réalisés avec les acteurs d’une nouvelle forme d’expression politique radicale : le Politigram. 20 Interviews se présente ainsi comme l’addendum d’un essai plus complet, Politigram & the Post-Left[1]publié en 2018 par l’artiste qui, en « anthropologue amateur », a tenté de décrypter l’émergence de nouvelles radicalités politiques dans la nébuleuse du réseau social. 

L’enquête relatée dans Politigram & the Post-Left débute véritablement en 2015, lors de la course aux primaires du parti républicain. Dans le buzz médiatique se formant à l’approche des élections qui verront la nomination de Donald Trump comme quarante-cinquième président américain, Citarella suit l’accroissement rapide de l’activité d’un groupe de droite libertaire, les ancaps (pour anarcho-capitalists), individualistes anti-état, pro-liberté et pro-diversité, dont le motto aurait pu être « Je veux que les couples gay mariés puissent protéger leur plans de marijuana à l’aide d’armes non-enregistrées achetées avec des Bitcoins»[2]. Bientôt regroupés dans les médias traditionnels sous l’appellation plus générale de droite alternative (Alt-right[3]), cette communauté Instagram est tout d’abord considérée par l’auteur comme une « anomalie parmi d’autres dans l’atomisation culturelle induite par Internet »[4], avant que celui-ci ne réalise, en élargissant la focale, que les ancaps ne sont en fait qu’un groupe de radicaux de droite au sein d’une communauté bien plus large : le Politigram. 

Communauté se définissant avant tout par la pratique du mème politique[5], le Politigram rassemble, selon Citarella, toutes les idéologies possibles et imaginables. Mais à rebours d’agrégats politiques traditionnels qui viseraient à fédérer le plus grand nombre sous une même enseigne idéologique, les Politigrammers se manifestent par la multiplication et la singularisation de leurs postures politiques ; postures qu’ils affichent en description de leur profil, et qui laissent parfois planer une certaine ambiguïté quant à la nature de leurs engagements[6]

Politigram and the Post-Left (short version, 2018), p.6
Politigram and the Post-Left (short version, 2018), p.6

Et c’est là tout le paradoxe de cette communauté de génération Z, dont les membres peuvent être aussi engagés que pleins d’humour et d’auto-dérision. En accord avec la nature  profondément satyrique de la pratique du mèmeces Politigrammers semblent ainsi défendre de véritables positions politiques sans se priver d’un certain sarcasme, et répondraient volontiers à tous ceux qui les prendrait pour des petits être narcissiques et vulnérables : « we’re not snowflakes, we’re insurgents[7] ». Un autre trait caractéristique relevé par Citarella, est une atmosphère de sincère camaraderie régnant entre des profils diamétralement opposés dans leurs convictions, donnant le sentiment que le Politigram est autant le lieu d’un jeu indolent du trolling[8] et de la joute intellectuelle, que celui d’un réel affrontement politique.

Au fil des mois, l’auteur va tenter de comprendre plus avant le phénomène en identifiant d’autres sensibilités émergeant de cette meme-opshere du Politigram. Il sera notamment témoin de la formation puis de l’évolution rapide d’une tendance, le Post-Left, portée par des teens en déshérence d’une gauche progressiste américaine inapte à agir face aux enjeux de la crise climatique, et ne voyant leur salut que dans les déclinaisons d’un anarcho-primitivisme (anprim) ou anarchie verte (Green Anarchy). Les figures reprises et commentés en boucle au sein de la communauté Post-Left sont aussi disparates que celles de Deleuze et Guattari, Max Stirner, Nick Lang ou encore Ted Kaczynski, et peuvent se voir partagées par des profils de sensibilités parfaitement antagonistes, dans un mélange drôle et délicieusement foutraque si caractéristique de la culture du mème. 

Conservant un regard critique sur qualité réelle de la pensée politique produite au sein du Politigram, Citarella n’en tire pas moins une lecture éclairante d’une tendance sociale émergeant  d’une génération intimement investie dans la logique médiatique d’Internet et des réseaux sociaux. 

Par delà l’enquête de Politigram and the Post-Left, ces nouvelles formes d’expressions politiques semblent nourrir en profondeur la pratique de l’artiste comme en témoigne Choose Your Future, installation présentée cet automne lors de l’exposition «Proof of Stake» à la Kunstverein de Hambourg.

Choose Your Future, 2021, Impressions numériques sur Dibond, 310 x 366cm  «Proof of Stake», curaté par Simon Denny et Bettina Steinbrugge, Kunstverein de Hambourg, sept-nov 2021. Image : © joshuacitarella.com
Choose Your Future, 2021, Impressions numériques sur Dibond, 310 x 366cm «Proof of Stake», curaté par Simon Denny et Bettina Steinbrugge, Kunstverein de Hambourg, sept-nov 2021. Image : © joshuacitarella.com

Choose Your Future propose un ensemble de scénarios d’anticipation comme autant de futurs alternatifs reprenant et prolongeant les tendances actuelles des Politigrams. Ces fictions spéculatives, présentées simultanément par une mosaïque d’enseignes hexagonales dans l’espace d’exposition et un webdoc accessible sur le site internet de l’artiste[9], ironisent sur la possibilité d’un narratif pouvant représenter une alternative crédible au capitalisme tardif (comme le soulignait Mark Fisher dans son essai Le Réalisme capitaliste, reprenant la célèbre sentence : « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme »[10])

Issu de la School of Visual Arts de New York, Joshua Citarella développe ainsi depuis une dizaine d’années une pratique partageant volontiers les codes du Post-Internet, et manifestant, en tant qu’artiste new-yorkais ayant multiplié les day jobs, d’une implication directe dans les nouvelles précarités liées à la gentrification et l’uberisation des grandes métropoles. Micro-travail, capitalisme de la surveillance et techno-utopies débonnaires, se retrouvent ainsi dans ses productions telles que les Fully Atomized Side Gig Precariat (2021), ou encore airBNB Housing Solution (2017)[11]. Artiste-chercheur, mais également streamer, Joshua Citarella a décidé à la rentrée 2021 de ne pas reprendre son enseignement en école d’art pour se consacrer à sa communauté Internet qu’il anime via sa chaine Twitch et son compte Patreon, plateformes où il partage ses cours et ses contenus.

Joshua Citarella se présente ainsi comme un artiste dont la pratique épouse avec légèreté le sentiment d’une génération qui tente avec humour de conjurer les angoisses du temps présent en se construisant des horizons politiques qui, s’ils peuvent paraître fantaisistes, puérils ou naïfs, n’en demeurent pas moins une manière active de répondre à la nécessité existentielle de donner une forme à leur futur. 

[1] Joshua Citarella, Politigram & the Post-Left, Blurb, nov. 2021 (pour la dernière édition en date).
[2] «The meme goes something like this « I want gay married couples to protect their marijuana plants with unregistered firearms they bought with bitcoins« » Politigram and the Post-Left (short version, 2018), p.4
[3] L’Alt-right pour alternative-right est un terme popularisé par les médias américains lors de la campagne présidentielle de 2016 afin de désigner les nouveaux groupes radicaux d’extrême droite dont les suprématistes blancs.
[4] «I considered them to be just another anomaly in the cultural atomisation brought about through the internet.» Ibid., p.4
[5] la pratique du mème politique n’étant pas exclusivement liée à Instagram, on la retrouve sous d’autres formes sur des plateformes telles que tumblr, reddit, 4chan…
[6] voici, telle quelle, une liste de postures politique relevées par Citarella : « National Trotskyism, Dharmic Eco-Reactionaryism, Libertarian Neo-Monarchism, Traditional Primitivist Caliphatism, Christian Bolshevism,…Ibid., p.5
[7] Ibid., p.25
[8] Le trolling n’étant, en soi, pas si indolent, puisqu’il peut-être considéré à plusieurs titres comme l’antichambre du cyber-harcellement. Néanmoins, dans ce contexte d’agora politique, il est, semble-t-il, à prendre comme un mode d’affrontement parmi d’autres.
[9] http://joshuacitarella.com/chooseyourfuture/
[10] Mark Fisher (trad. Julien Guazzini), Le Réalisme capitaliste: n’y a-t-il aucune alternative?, Genève Paris, Entremonde, coll. « Rupture », nᵒ 25, 2018 [2009], p.7. (L’expression étant initialement attribuée à Fredric Jameson ou Slavoj Žižek.)
[11] airBNB Housing Solution: Remain on your Lower East Side Apartments Fire Escape in a Hanging Tent while Guests Pay Off your Month’s Rent (2017)

Alain Barthélémy