GILLES BERQUET, LA TENTATION D’EXISTER

GILLES BERQUET, LA TENTATION D’EXISTER

EN DIRECT / Exposition personnelle La Tentation d’exister de Gilles Berquet, jusqu’au 18 décembre 2021, ArsenicGalerie, Paris

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet, rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

S’il est bien un instant photographique dans les arts et notamment la littérature ou dans la vie, c’est le coup de foudre qui se décrit à la fois comme une apparition et une révélation, l’instantané d’une image qui perdure à jamais dans l’esprit des êtres qui se rencontrent. Il paraît évident qu’un photographe comme Gilles Berquet n’est pas un Julien Sorel émerveillé de sa rencontre avec Mme de Rénal, pas plus que le Chevalier des Grieux avec Manon Lescaut, mais un amoureux de la maîtresse femme comme un Casanova, de celles que l’on possède sans que jamais elles ne vous appartiennent vraiment. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le photographe n’est pas celui qui consomme son désir, à la différence du collectionneur pris dans le théâtre de ses fantasmes qui profite de la vue subjective. Il n’approche ses modèles qu’à travers leur image, évitant de se faire surprendre par les regards de ces Gorgones aptes à donner à toute mollesse une dureté de pierre, et de faire de tout homme un Priape. Le photographe revisite le serment d’Hippocrate à son compte se « préservant de tout méfait volontaire et corrupteur, et surtout de la séduction des femmes et des garçons, libres ou esclaves. » Du moins aime-t-on à le croire…

Suivre pendant plusieurs décennies le travail de Gilles Berquet revient d’une manière ou une autre à se faire le témoin d’aventures amoureuses, dans cet amour qu’il a pour la chair qu’il revêt d’accessoires qu’il customise lui-même, ceintures de cuir qui cintrent la taille ou paires de chaussures qui élancent le corps dans un vertige. Peut-être pour décrire au mieux ses séances photographiques, faudrait-il user du même vocabulaire que celui employé dans la Haute époque quand l’église n’avait nulle égale pour donner au corps de la femme cette exaltation, cette extase, cette sublimation, dans l’arène, le donjon, sur le bûcher ou à la messe, quand elle se vouait corps et âme, dans leurs derniers soupirs à Dieu. S’imagine dans le confinement de son atelier, quand le modèle se présente nu pour la première fois ou qu’il est entravé ou suspendu, la libération de cette « puissance sexuelle, cette énergie tellurique, animale, sensitive, qui veille en elle » (Bataille). Une énergie qui vient de l’intellect et se communique par lui. Sans doute est-ce pour cela que l’oeuvre du photographe est de l’ordre du divin. Il est évident que dans l’art de Gilles Berquet, existe l’expression d’un rapport puissant entre le photographe et son modèle, celui-là même qui, d’une manière démiurgique, opèrerait la fusion entre les « moitiés » dont le discours d’Aristophane au Banquet de Platon évoquait la séparation, « Aussi est-ce au souhait de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d’erôs ». Les photographies de Gilles Berquet réinventent ce récit avec chacun de ses modèles abordant le désir, le fétiche, l’idolâtrie ou la pulsion, ces forces de vie présentes dans la nature humaine mais dont nous nous défendons parfois.

À l’ArsenicGalerie, l’exposition La Tentation d’exister nous donne à ressusciter cet instinct qui survit en nous, nous entraine dans un voyage à la source de la « généalogie de la morale ». Sans doute est-ce pour cela que sa pratique photographique est si contemporaine, dans cette manière de sonder une moralisation en marche forcée et hors nature de la pensée. 

Gilles Berquet, autoportrait fait à l'agrandisseur sur film graphique orthochromatique au format 6x6cm (1980)
Gilles Berquet, autoportrait fait à l’agrandisseur sur film graphique orthochromatique au format 6x6cm (1980)

Peux-tu nous dire quelques mots sur ton parcours d’artiste et comment s’est mis en place ta pratique de photographe ?

Je n’avais pas l’idée de devenir photographe, cela s’est fait un peu par un concours de circonstances. 

Je dessine depuis que je sais tenir un crayon, en marge de mes cahiers d’écolier et plus tard sur mes feuilles de classeurs de lycéen. Quand je rentre aux Beaux-Arts après avoir tenté des études « sérieuses », c’est dans l’objectif de devenir peintre. À l’époque (nous sommes en 1975), la photographie n’existe tout simplement pas dans l’enseignement artistique. Le choix se résume à peinture, sculpture ou gravure (l’école de la photographie d’Arles ne sera fondée qu’un an après l’obtention de mon diplôme…). Pas de problème, j’avais choisi d’être peintre, abstrait et démesuré, à l’image des expressionnistes américains que j’admirais. Les ateliers des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence offraient l’espace nécessaire à mes ambitions mais mon studio exigu s’avéra par la suite un peu juste.

J’ai débuté en photographie par l’achat d’un agrandisseur plutôt qu’un appareil photo ! Ma démarche était expérimentale et plasticienne. M’intéressant davantage au processus de développement qu’à la prise de vue, je supposais (à juste titre) qu’un agrandisseur était tout simplement un appareil photo qui fonctionne à l’envers, si bien qu’on pouvait produire des photos en inversant son processus. 

Mes premières images furent des autoportraits capturés sur du film graphique qui donnait un résultat aussi étrange que contrasté.

Par la suite, je me suis fait prêter un appareil de prise de vue, mais mon vrai désir de photographie est né avec ma découverte du travail de Pierre Molinier qui était également passé par la peinture avant de faire cette œuvre magique pour laquelle il est reconnu.

Comment travailles-tu avec tes modèles, les invites-tu à poser ou est-ce elles qui s’invitent ?

Ce n’est généralement pas moi qui choisit les femmes avec qui je travaille mais l’inverse. Le protocole repose alors sur la décision du modèle et non sur le choix du photographe, créant une complicité singulière dans une volonté commune de création.

De toute manière, je n’aime pas l’idée de choisir mes modèles. Cela a quelque chose d’injuste, comme s’il fallait correspondre à des critères précis et discriminatoires pour avoir le droit ou l’honneur d’être à proprement parler un « modèle » aux yeux du monde, un top model, un modèle à suivre, un modèle du genre… qui relègue toutes les autres au rang d’indigne.

Je construis mes photographies à partir de ce que m’inspire un visage en relation avec le corps qui le porte. Mon travail est une alchimie qui consiste à transformer ce qui est à voir en ce que je vais montrer. Ce n’est pas l’image que renverrait un miroir mais une vision idéalisée, mais sans complaisance, qui ne les met pas à nues dans la vraie vie mais dans une œuvre. Elles sont en quelque sorte le tableau qu’on regarde et non la personne qu’on peut juger. 

Gilles Berquet- épreuve argentique sur papier ancien (13x18cm)
Gilles Berquet- épreuve argentique sur papier ancien (13x18cm)

S’insinue-t-il un rituel avec chacun de tes modèles ? Peux-tu nous décrire une séance avec l’une d’elles ?

Je convie toujours mon modèle à un déjeuner au studio afin de faire connaissance avant toute chose. Je n’imagine pas recevoir une personne et lui demander de se déshabiller sans autre détour !

La séance à proprement parler commence par l’essayage des chaussures afin de choisir la ou les paires qui joueront aux pieds du modèle. Pour le maquillage et la coiffure, je n’utilise pas les services de professionnel(les), je préfère qu’elles le fassent comme pour elles-mêmes.

La première photo est un portrait nu, de pied, devant l’incontournable rideau vert de mon studio qui est, pour cette photo, baigné dans la lueur diffuse mais plutôt vive de deux tubes fluorescents. L’ensemble pourrait s’apparenter à une cabine photomaton de grand format.

Il s’agit de faire une photo simple mais emblématique de la personne, qui rende compte du moment où elle se trouve nue devant le photographe pour la première fois. Je donne un minimum d’instructions à mon modèle, pour lui laisser prendre ses marques dans le contexte de sa nudité. Cette photo qui est plutôt statique dans mon esprit, je veux dire qu’elle est posée, va influer la suite de la séance dans la mesure où elle me permet d’analyser le langage corporel de la personne et sa photogénie.

Après cette introduction, je suis généralement les idées que j’ai prises en note sous forme de croquis. Il y a aussi une grande part d’improvisation, des idées qui viennent dans l’action ou des envies du modèle que j’adopte volontiers. Je travaille beaucoup autour de la notion de portrait, dans différentes directions, mais je ne peux jamais savoir à l’avance comment cela va se présenter. En fait, ce que j’ai vraiment préparé en amont est d’ordre technique, c’est la lumière et le décor.

Je termine mes séances par une série que j’appelle « La photographe » où Mirka, ma compagne, prend la place du photographe face au modèle, dans l’environnement des accessoires utilisés pour la prise de vue. C’est un peu l’idée de la table après un banquet, avec les restes du repas, les assiettes vides et les bouteilles renversées. Pour cette photo, je me place en surplomb pour embrasser l’ensemble telle la scène d’un théâtre vue depuis les cintres.

Mirka Lugosi, ta muse, est aussi ta compagne. Elle filme tes séances, et elle-même tu la saisis avec l’objectif. Peux-tu nous décrire ce jeu, cette croisée des regards ?

C’est la personne que j’ai le plus photographiée, elle fut la muse idéale et aujourd’hui elle s’amuse à être mon double. Elle produit les images, photos et vidéos, que je ne peux saisir puisque je suis dans l’axe de prise de vue que j’ai défini à l’avance. Elle est comme un satellite lancé dans l’espace du studio, qui capte selon des points de vue multiples les scènes qui s’y déroulent. Cette croisée des regards est tout à la fois une trace de mon travail (making off) et un questionnement pour mes futures séances.

Comment définis-tu ta lumière, cette identité photographique qui est la tienne, qui est tout autant une source et qu’une profondeur ?

J’aime beaucoup travailler la lumière, c’est le coeur de mon travail. Je l’ai longtemps modelée de façon assez complexe pour donner l’impression qu’elle émanait du corps et non qu’elle s’y projetait. C’est toute la profondeur que vous évoquez dans votre question. C’est en quelque sorte une « lumière noire », à l’image de l’érotisme noir de Georges Bataille.

Elle est très vive et produit des ombres très denses qui sont le lieu où se tient l’invisible ou l’immontrable. C’est dans l’ombre qu’est l’immobilité de la photographie, alors que la lumière est une fuite vers l’extérieur du cadre.

Aujourd’hui, je travaille aussi la lumière à partir d’une source unique et frontale, souvent à travers un drap qui barre tout le studio, tel un nuage dans un ciel bleu. Il n’y a plus alors ni ombre ni lumière mais une inscription graphique d’une grande finesse, qui peut être aussi d’une extrême impudeur.

Gilles Berquet - impression jet d'encre sur papier baryté brillant - 25x40cm
Gilles Berquet – impression jet d’encre sur papier baryté brillant – 25x40cm

Tu travailles en argentique en faisant des tirages uniques, mais aussi avec le numérique… à quels travaux réserves-tu l’un et l’autre ?

En fait je n’utilise pas l’un ou l’autre mais l’un dans l’autre.

La photographie est, par essence, une technique de reproduction qui doit son succès populaire à sa capacité de produire plusieurs exemplaires d’une même image. Dans le domaine de l’art, ce n’est pas forcément une qualité. 

Pour ma part, j’aime créer des œuvres qui sont uniques dans la mesure où elles sont faites « à la main » et non sorties d’une machine.

J’ai longtemps résisté à la tentation du numérique pour cette raison.

Par contre, une prise de vue en numérique autorise une meilleure disponibilité vis-à-vis de la personne qu’on photographie, car elle s’affranchit de l’aspect technique inhérent à la photographie traditionnelle.

Je prends donc à chaque technique ce qu’elle a de meilleur à mes yeux : la souplesse au numérique et la magie à l’analogique. 

Rien ne remplacera jamais un tirage chimique sur papier argentique car il donne l’impression que l’image est dans le papier et non simplement en surface comme un jet encre.

Il m’arrive donc souvent de traduire mes fichiers numériques sur des papiers argentiques, de préférence anciens, périmés, légèrement voilés, qui confèrent au tirage une aura d’unicité. A l’inverse, j’utilise volontiers ces mêmes papiers dans une imprimante jet d’encre pour des résultats aléatoires tout autant uniques.

Je réserve le traitement strictement numérique à l’édition de photographies qui réclament un rendu très précis, ou pour des supports inédits comme les papiers très mats aux nuances très subtiles.

Comment évolue ta pratique, tes compositions, l’utilisation des accessoires au fil de tes projets ?

J’ai tendance à épurer, ôtant petit à petit tous les accessoires fétichistes qui peuplaient mon univers, pour ne garder que les chaussures à talons.

J’ai du mal à m’en priver car j’ai remarqué qu’une femme entièrement nue (je veux dire sans talons) n’avait pas la même envie de jouer devant un objectif, comme elle le ferait pour elle-même devant un miroir.

Je pense en effet qu’une femme qui prend la décision de venir poser nue pour un photographe, cède en quelque sorte à la Tentation d’exister, à travers une représentation qui peut être flatteuse ou cruelle selon l’idée qu’on se fait de cette expérience. Les talons sont, en quelque sorte, l’accessoire qui fait qu’on n’est pas tout à fait soi mais un personnage de fiction.

Gilles Berquet - impression jet d'encre sur papier mat Bamboo - 30x40cm
Gilles Berquet – impression jet d’encre sur papier mat Bamboo – 30x40cm

Tu as profité du confinement pour développer un nouveau projet, peux-tu nous en parler ?

J’ai eu la grande chance d’être confiné dans un village de montagne Alpin où nous étions de passage avec Mirka.

Partis pour trois jours, nous sommes finalement restés deux mois et demi !

L’aventure m’a donné l’envie de renouer avec le paysage et ses éléments, la nature sans la nature humaine.

Dans cette exposition à la Galerie Arsenic, ce n’est pas un hasard si j’ai mêlé au travail de studio quelques photographies d’extérieures qui témoignent de la tentation d’exister dans un monde d’après qui est probablement une utopie, ou la rêverie d’un nouveau promeneur solitaire.