DES MARCHES, DÉMARCHES, FRAC PACA, MARSEILLE

DES MARCHES, DÉMARCHES, FRAC PACA, MARSEILLE

Franck Scurti, Street Credibility, 1998. © Adagp, Paris, 2019
Crédit photographique : Klaus Stöber. Collection Frac Alsace.

ENTRETIEN / Pascal Neveux, directeur du Frac, et Guillaume Monsaingeon, commissaire de l’exposition Des marches, démarches 
du 08 février au 10 mai 2020 sur tous les plateaux du Frac PACA, Marseille

Avec des oeuvres de
Allora & Calzadilla, Stefan Altenburger, Francis Alÿs, Fikret Atay, Berger&Berger, Louis-Auguste & Auguste-Rosalie Bisson, Olivier Boussant, Marie Bovo, Wilhelm Braune & Otto Fischer, stanley brouwn, Pol Bury, André Cadere, Dominique Castell, Jordi Colomer, Abraham Cruzvillegas, Alexandra David-Neel, Fernand Deligny, Monique Deregibus, herman de vries, Bruno Di Rosa, Patrick Faigenbaum, Christoph Fink, Hamish Fulton, gethan&myles, Jochen Gerner, Rodney Graham, Lauren Greenfield, William Kentridge, Anaïs Lelièvre, Richard Long, Laurent Malone & Dennis Adams, Étienne-Jules Marey, Randa Maroufi, Geoffroy Mathieu & Bertrand Stofleth, Duane Michals, Gianni Motti, Jean-Pierre Moulères, Eadweard Muybridge, Jean-Christophe Norman, Paulien Oltheten, Roman Ondák, Gabriel Orozco, Nigel Peake, Bernard Plossu, Abraham Poincheval, Mathias Poisson, Noémie Privat, Barbara Probst, Claire Renier, Till Roeskens, Jean-Jacques Rullier, collectif Safi, Franck Scurti, Stalker, Hendrik Sturm, Guy Tillim, Guido van der Werve, Sarah Venturi, Elinor Whidden, Ariane Wilson & Aude Lerpinière, Jeremy Wood
et les artistes anonymes des collections du Mucem, du bas relief de la Gradiva, de la signalétique routière suisse.

Pascal Neveux : Ce projet inédit par sa temporalité, sa cartographie et la diversité de ses acteurs s’inscrit dans la postérité de plusieurs expositions et publications qui ont fait date sur ce vaste sujet de la marche comme pratique artistique et plus largement autour des questions de déplacement, de mobilités. Je pense entre autres à l’exposition Un siècle d’arpenteurs, les figures de la marche en 2000, dont le commissaire était Maurice Fréchuret au musée Picasso à Antibes, à la publication de Thierry Davila Marcher, créer : déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle.
Comment as-tu mis en perspective la conception de cette exposition au regard de ces expositions et publications qui sont devenues des références aujourd’hui sur ce sujet, pourrais-tu nous donner les lignes de force et les singularités de cette exposition ?

Guillaume Monsaingeon : Aborder la marche en 2020, c’est presque enfoncer une porte ouverte. Qui oserait aujourd’hui dénier la force de cette pratique artistique ? Il n’y a plus rien à « imposer », rares sont les artistes qui n’ont jamais frayé avec la marche. On pourrait presque affirmer au contraire qu’un tel projet est guetté par le risque du malentendu, d’une « mode » avec son lot de contresens : tous marcheurs donc tous artistes… Il n’est plus nécessaire de conforter une esthétique de la marche comme l’avait fait Fréchuret il y a vingt ans, en revisitant les grandes figures du XXe, Giacometti, Balla ou Duchamp… Aux références que tu proposes, on pourrait adjoindre Walkscapes de Francesco Careri, le numéro des Carnets du paysage consacré aux cheminements, Rebecca Solnit, Laurent Buffet… Du coup, je me suis plutôt intéressé aux marges et aux transferts. On n’a pas attendu les artistes pour marcher !
J’ai donc voulu replacer mon objet d’étude dans une longue durée et dans des pratiques extra-artistiques : la démarche d’Étienne-Jules Marey est d’abord scientifique, mais les images qu’il a produites ont nourri nos mémoires et nos esthétiques. Voilà pourquoi je tiens à le montrer, ainsi que les chronophotographies de Muybridge. Beaux exemples de porosité, comme Fernand Deligny : sa vie entière est une prise de risque, il a beaucoup à nous apprendre sur la marche, qu’il n’a jamais lui-même pratiquée : ses Lignes d’erre, issues de la psychiatrie mais au statut indéterminé, nourrissent désormais d’innombrables pratiques artistiques. La marche et ses limites, donc : Francis Alÿs et sa vidéo Semáforos côtoient les panneaux de signalétique routière suisse – comment a-t-on inventé la figure du piéton, marcheur patenté et contraint avec ses passages protégés ou obligatoires, aux antipodes de la liberté du flâneur ? Le bas-relief romain de la Gradiva, cette jeune femme qui marche dans les rues de Pompéi d’un pas si léger, lestée de la pensée freudienne, frayera avec la relecture joyeuse des contes pour enfants menée par Noémie Privat ; Pol Bury cinétise en hommage à la Théorie de la démarche de Balzac. Autre témoignage de cette continuité entre des pratiques variées de la marche : le visiteur, qui est aussi un marcheur déambulateur, est accueilli par un trotteur d’enfants (apprendre à marcher) et un déambulateur pour personnes âgées (apprendre à ne pas tomber), mais aussi par des enseignes professionnelles de cordonnier et des fers qui protègent nos semelles. Car Des marches, démarches aborde aussi la question de la matérialité de la marche, à travers la figure du pied : je songe aux pièces de Franck Scurti, Gianni Motti, aux pas de Marco Godinho, aux traces de Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla. Et à partir du pied, c’est le corps entier qui est en jeu, donc la question du geste, essentielle comme on le voit chez Paulien Oltheten, Alÿs, Kentridge, ou le collectif Safi… J’ai souhaité prendre le risque des cas limites : l’impossibilité de marcher (la voile conçue à partir des voiles par gethan&myles ou les bottes de postillon du Mucem), la Marche sur les nuages (Abraham Poincheval) ou la retraite de Russie recouverte de Jochen Gerner. La marche enfermée dans un musée ou une prison (Jean-Christophe Norman, Jean-Pierre Moulères), la nage comme forme voisine (Dominique Castell et son impossible Voyage à Cythère) : ce sont là à mes yeux des éléments dont on a besoin en 2020, qui soulignent la porosité de la vie quotidienne et des gestes artistiques ; plutôt que figer une typologie, j’ai cherché à explorer la marche dans toute sa complexité.

Pascal Neveux : As-tu des regrets, des pistes que tu aurais souhaité mieux explorer ? Quels choix a-t-il fallu opérer ?

Guillaume Monsaingeon : J’aurais aimé mieux développer la relation au déplacement animal, aujourd’hui à juste titre objet d’une forte attention artistique, cartographique et intellectuelle. Dans les chronophotographies de Marey, par exemple, je n’ai retenu aucune locomotion animale, hélas. De façon plus générale, j’aurais pu développer la relation du marcheur à son milieu, au sens plus éthologique qu’écologique. J’ai considéré que la relation de notre corps à notre environnement était exprimée par des marcheurs-danseurs-cueilleurs comme Mathias Poisson, Robin Decourcy ou le collectif Safi. Je songe à la phrase de Tom Ingold, « My walking walks me » : on devient sa marche, elle nous entraîne bien plus qu’on ne met en mouvement notre corps dans un simple environnement. Beaucoup d’oeuvres auraient pu exprimer cette sensibilité : j’ai privilégié la vidéo de Guido van der Werve, Nummer acht, everything is going to be alright, qui souligne la démesure de ce marcheur solitaire perdu sur la banquise, ouvrant la voie à un brise-glace monstrueux tapi quelques mètres derrière lui.

Il a fallu faire des choix. Parce que notre condition humaine est surtout urbaine, j’ai privilégié les expériences de marche en ville : les vidéos et les photographies de Guy Tillim, Barbara Probst ou Paulien Oltheten croiseront au Frac la photographie vernaculaire rassemblée par Jean-Pierre Moulères, des marcheurs anonymes sur les boulevards du monde entier ; les photographies de Monique Deregibus ou Lauren Greenfield voisineront avec les archives des Excursionnistes (gethan&myles). La Pierre qui cède d’Orozco, cette pierre qui roule au sol, est à la fois très loin de nos deux pieds et très proche de notre condition urbaine qui, à sa façon, nous roule aussi dans la poussière. Cette pierre devrait être roulée sur quelques mètres, en écho à la tradition des processions urbaines, incarnée par la magnifique vidéo de William Kentridge, Shadow Procession, que nous avons la chance de projeter dans l’exposition. Ce parti pris urbain n’empêche pas de faire la part belle aux artistes-paysagistes-architectes comme Arianne Wilson ou Berger&Berger, aux arpenteurs comme Bernard Plossu. Sans compter certains artistes canoniques dont toute l’oeuvre évoque la marche : Richard Long, herman de vries, Hamish Fulton… En outre, le Frac possédait déjà certaines oeuvres cardinales, dont le Planisfero Roma de Stalker, ainsi que l’intégralité de leurs archives, qui peuvent être manipulées dans l’exposition par les visiteurs du 3e plateau. Quelques clins d’oeil aussi : Patrick Faigenbaum saisissant l’Homme qui marche de Rodin, ou encore Henri Cartier-Bresson montrant Giacometti saisi au vol alors qu’il marche dans son atelier entre l’Homme qui marche et la Grande Femme…

Pascal Neveux : Parlerais-tu d’une dimension politique de la marche ?

Guillaume Monsaingeon : Ce sont les artistes eux-mêmes, ou certains d’entre eux qui l’affirment : se réapproprier l’espace, en faire un espace public cheminé, c’est évidemment un outil de lutte. Allora & Calzadilla dont on parlait à l’instant le clament haut et fort. Les cyanotypes de Randa Maroufi, réalisés avec les femmes qui ne peuvent passer qu’à pied la marchandise entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta, en une sorte de contrebande officialisée, témoignent de cette marche confinée et extrêmement contrôlée. Mais les gestes de Stalker et de Laurent Malone & Dennis Adams, les promenades d’Hendrik Sturm, sont tous des actes de résistance à leur façon. Le dynamisme des marcheurs marseillais n’est pas un hasard : Till Roeskens, Mathias Poisson, le collectif Safi, Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth sont les héritiers des précurseurs qu’étaient les Excursionnistes marseillais. Comment oublier l’arpentage inlassable mené par Christine Breton, splendide démonstration des vertus politiques de la marche comme mode de connaissance et de partage ? C’est à mes yeux plus fort que les innombrables ouvrages à succès consacrés à la traversée de la France comme ressourcement personnel, et plus stimulant que les récupérations institutionnelles de la marche entendue comme une façon de tisser du lien – ce même lien que l’urbanisme s’attache par ailleurs à défaire…

Pascal Neveux : Cette exposition qui investit aujourd’hui la totalité des plateaux du Frac est l’aboutissement du projet Des marches, démarches que nous avons conçu ensemble depuis plus d’un an sur l’ensemble du territoire régional, fédérant dans sa dynamique plus de 70 partenaires.
Peux-tu revenir sur la façon dont est venue l’idée de ce projet, sur sa singularité, sa genèse et ses enjeux ?

Guillaume Monsaingeon : Plutôt sensible à la diffusion artistique sous l’angle de la diversité des publics – entreprises, scolaires, détenus, j’en ai découvert plus tardivement la dimension territoriale : les besoins ne sont pas les mêmes à Arles ou à Ventabren, et une proposition artistique peut échouer simplement par inadéquation au lieu et à ses habitants. J’ai été sensibilisé à cela par la fréquentation de structures actives d’un bout à l’autre du territoire, comme Image de ville, Opera Mundi ou le Bureau des guides GR 2013. Et j’avais moi-même piloté, avec Thierry Kressmann, le feuilleton cartographique Échelle 1 pour MP 2013, qui m’avait fait toucher du doigt cette délicate adaptation du projet au territoire et à ses acteurs : il y a là un savoir faire et une sensibilité qui sont propres à ces structures originales que sont les Frac. Il m’a semblé impossible, presque inconvenant, d’envisager une exposition sur la marche qui resterait enfermée entre quatre murs. Il allait de soi qu’on sortirait du bâtiment, et que l’exposition devait se frotter au cheminement comme aux godillots. Plutôt que d’imaginer le Frac prescripteur ou simple diffuseur à Carros comme à Gap ou Cadenet, il a paru évident de fédérer les envies.
Le projet Des marches, démarches a bénéficié de l’incroyable énergie développée par le Frac en milieu scolaire. Ces actions qui se sont très tôt emparées de la question de la marche inventent, avec les artistes et les enseignants, les visiteurs de demain !

Pascal Neveux : Ton activité de commissaire d’exposition t’a conduit ces dernières années à monter des expositions centrées autour de la cartographie, de MappaMundi en 2013 à Toulon au Temps de l’île présentée l’été dernier au Mucem. D’où vient cette passion pour l’univers de la cartographie et quelles sont les affinités entre ces différents projets et bien d’autres encore, je pense à l’Oucarpo plus particulièrement et cette exposition présentée au Frac ?

Guillaume Monsaingeon : Je suis arrivé à la cartographie sur un malentendu : je m’intéressais alors aux plansreliefs, ces gigantesques maquettes des villes de France qu’on disait conçues par Vauban. De fil en aiguille, j’ai découvert qu’il n’y était pour rien, mais que la représentation d’un territoire était, déjà au XVIIe siècle, un enjeu à la fois esthétique, scientifique et politique. J’en ai fait un livre, les Voyages de Vauban. J’étais fasciné par le fait que Vauban avait utilisé la carrière militaire comme un simple ascenseur : un siècle plus tard, il aurait bâti des routes au lieu de frontières, au XIXe il aurait été ingénieur des Ponts et Chaussées chargé des chemins de fer, au XXe ingénieur Télécom… La première exposition dont j’ai assuré le commissariat était historique : c’était Vauban ingénieur de la raison, organisée avec Nicolas Faucherre pour le Centre des monuments nationaux, en 2007 dans le petit village de Mont-Dauphin. La symbiose entre Vauban et l’invention du site était si forte que, l’année suivante, nous avons imaginé avec Arnaud Vasseux l’exposition Lieu défendu, dix artistes contemporains qui ont créé in situ. Et c’était parti… C’est donc dans un même mouvement que je me suis orienté vers les artistes contemporains et vers la cartographie. Celle-ci n’est ni une discipline, ni une spécialité, ni une mode : c’est un carrefour à partir duquel on comprend mieux le monde. Le plus fascinant, ce sont encore les marges de la cartographie, les pratiques hors norme, dont on se demande si on est encore dans la carte ou pas. C’est cela qui m’a conduit à créer l’Oucarpo, Ouvroir de cartographie potentielle, héritier de l’Oulipo de Queneau, Perec et Calvino. La question n’est pas de savoir ce qu’est une carte, mais d’apprendre à décrypter les opérations cartographiques complexes qui façonnent notre quotidien. D’où la pratique du jeu et du détournement. Les techniques cartographiques sont extrêmement rigoureuses et complexes : raison de plus pour jouer avec les formes et la sémiologie cartographique, comme on peut le faire avec des mots qui obéissent à une syntaxe rigide.
Qu’il s’agisse de la ville, de la marche, des îles, de la typographie, les cartes sont toujours à l’affût !

Entretien initialement publié dans le magazine du Frac « Ce même monde ». Abonnement gratuit pour le recevoir par la poste à ce lien : http://www.fracpaca.org/dans-les-murs-evenements-a-venir_ce-meme-monde-n-4

Frères Bisson, Savoie - passage à l’échelle horizontale, 1862. Collection Musée Cantini, Marseille. © Ville de Marseille, Dist. RMN-Grand Palais / image des musées de la ville de Marseille.
Frères Bisson, Savoie – passage à l’échelle horizontale, 1862. Collection Musée Cantini, Marseille. © Ville de Marseille, Dist. RMN-Grand Palais / image des musées de la ville de Marseille.
herman de vries, journal from a visit to leros and patmos, 1996-1998. Collection Frac Bretagne © herman de vries. Crédit photographique Hervé Beurel.
herman de vries, journal from a visit to leros and patmos, 1996-1998.
Collection Frac Bretagne © herman de vries. Crédit photographique Hervé Beurel.
Jeremy Wood, My Ghost, sixteen years of London, 2000 - 2016. © Jeremy Wood. Collection Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Jeremy Wood, My Ghost, sixteen years of London, 2000 – 2016. © Jeremy Wood. Collection Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur.