ANOUK KRUITHOF, TRANS HUMAN NATURE

ANOUK KRUITHOF, TRANS HUMAN NATURE

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia

EN DIRECT / Exposition Trans Human Nature, Anouk Kruithof 
Jusqu’au 12 juin 2021, Galerie Valeria Cetraro, Paris
par Laure Jaumouillé

Depuis le 13 mars dernier, la Galerie Valeria Cetraro présente une exposition personnelle de l’artiste néerlandaise Anouk Kruithof. L’artiste, dont la pratique sculpturale nous est familière, propose ici un corpus d’œuvres majoritairement constitué de photographies. Le sol de la galerie est entièrement recouvert d’un gazon synthétique, tandis que les images – sur papier ou plexiglas – sont soigneusement encadrées et présentées de telle manière que leur matérialité est mise à l’honneur. L’exposition elle-même apparaît dès lors comme une œuvre en soi, sculpturale. Au sein de cet ensemble, Anouk Kruithof présente une série qui fait suite à trois séjours effectués au Suriname1, entre 2018 et 2020, dans le village de Botopasi. L’artiste a dû abréger son dernier voyage à cause du Covid et fût alors rapatriée en Europe. 

Anouk Kruithof nous invite à renouer notre lien avec le vivant, tandis qu’elle provoque une association entre la technologie occidentale et le « monde de la vie »2. Elle nous enjoint à une perception réciproque entre humains et non-humains, ainsi qu’à un langage « animiste »3. La pratique de l’artiste se compose de trois « strates » ou de trois « étapes » majeures. Tout d’abord, elle puise dans une banque de données Internet des images évoquant un imaginaire robotique et technologique. Elle s’empare alors d’une image initiale qu’elle fait imprimer sur papier ou textile. Dans un second temps, elle emporte ce cliché aux alentours du village de Botopasi et l’intègre au sein de feuillages, dans de la boue, ou de l’eau. Intervient alors une seconde prise de vue. Imprimée sur papier ou sur plexiglas, l’image finale se caractérise par un rendu surréel produisant un enchevêtrement de la technologie occidentale et de la nature amazonienne. Produits d’une rencontre entre la machine – le robot – et « la vie des plantes »4, les œuvres d’Anouk Kruithof peuvent être assimilées, selon la définition qu’en donne Donna Haraway, à des « Cyborgs »5.

Ainsi, Salvage Switch (2021), apparaît comme une œuvre en plexiglas installée de manière perpendiculaire au mur. L’artiste joue avec les effets de transparence et fait écho, au travers du titre, à l’interrupteur d’une machine. Sur la photographie intitulée Liminal Frame (2021), on observe des lamelles de textile noir entre lesquelles s’infiltre une végétation luxuriante ainsi que l’image d’un robot. Rappelons la définition du mot « liminal », c’est-à-dire « ce qui est à peine perceptible ». La technique de la macrophotographie ainsi que la très haute résolution des images d’Anouk Kruithof permettent de voir précisément ce qui est à peine visible. Avec Code Green (2021), Anouk Kruithof fait installer un papier peint très épais, donnant à voir les nervures d’un feuillage, tandis que le titre de l’œuvre fait écho au codage informatique. Accrochée sur ce même papier peint, l’œuvre intitulée Cyberwelness (2021) nous rappelle l’histoire de la cybernétique. Théorisée par Norbert Wiener6, la cybernétique a donné lieu à l’essor des sciences cognitives, mais aussi à celui d’internet, de la systémique, de l’ingénierie, de la robotique, et enfin de l’écologie7.

Disposées au centre et au fond de l’espace de la galerie, trois sculptures8 anthropomorphes en plexiglas apparaissent comme les seuls visiteurs de l’exposition (fermée à cause de la pandémie). Ces robots démembrés semblent venir du futur, incarnant une forme de transhumanisme joyeux. Les tenants du transhumanisme considèrent qu’une transition prochaine permettra à l’être humain de braver les limites de sa propre mort biologique9. Pour Sloterdijk, le transhumanisme serait un passage vers le post-humanisme. Courant de pensée apparu à la fin du XXème siècle, le post-humanisme consiste à étudier le rapport de l’être humain avec les technologies. Il traite en outre des transformations radicales et inévitables que cet enchevêtrement a provoqué ou provoquera dans le futur. Les clones, robots et autres objets intelligents sont destinés à nourrir cette conception. 

On observe enfin que cette exposition d’Anouk Kruithof s’incarne dans le premier mot de son titre, à savoir, « TRANS ». Selon son étymologie latine, le terme évoque ce qui est « au-delà », « ce qui traverse l’espace ou la limite », ou encore, « ce qui est de l’autre côté de la limite ». Ainsi, l’artiste nous invite à franchir les frontières, à dépasser les dualismes, à aller « au-delà » de l’opposition entre Homme et Nature. La notion même de « Nature » disparaît pour être remplacée par un enchevêtrement d’humains et de non-humains. C’est au cœur de cet enchevêtrement que l’on trouve la technologie. Ce qui surprend dans la pratique d’Anouk Kruithof est sa propension à envisager le transhumanisme de manière optimiste. Au travers de ses œuvres, la technologie et la nature ne font qu’un – produisant autant de « Cyborgs » -, et partagent la définition que nous donnons au « vivant ». 

1 Le Suriname est un petit pays situé en Amazonie. Il est une ancienne colonie néerlandaise. 
2 ABRAM David, Comment la Terre s’est tue, Pour une écologie des sens, Éditions La Découverte, 2013, p.10. 
3 ABRAM David, Ibid. 
4 COCCIA Emanuele, La vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, Paris, 2016
5 HARAWAY DONNA, Manifeste Cyborg, Technique et féminisme socialiste à la fin du XXème siècle, 1985, in : Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Paris, Exils, 2007
6 WIENER Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, 1948
7 Théorisée par James Lovelock, Gaïa serait constituée de boucles de rétroaction agissant les unes sur les autres, s’équilibrant les unes avec les autres ; autrement dit, on pourrait la définir comme un être cybernétique. Cf. LOVELOCK James, La terre est un être vivant : L’hypothèse Gaïa, 1979, traduction en français : 2010
8 Transparancies (Concealment)Transparancies (Duelist)Transparancies (Composite), 2021
9 DION Cyril, Petit manuel de résistance contemporaine, Acte Sud, 2018, p.132-13

Laure Jaumouillé

Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Salim Santa Lucia
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Niccolo Quaresima
Anouk Kruithof / Trans Human Nature / photo Niccolo Quaresima