CÉCILE LE TALEC, ATLAS / PARTITIONS SILENCIEUSES

CÉCILE LE TALEC, ATLAS / PARTITIONS SILENCIEUSES

Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly

ENTRETIEN / Réalisé avec Cécile Le Talec et Éric Degoutte, Directeur des Tanneries – Centre d’art contemporain et commissaire de l’exposition Atlas / partitions silencieuses.
par Pauline Lisowski

Le centre d’art Les Tanneries par son architecture offre aux artistes la possibilité de l’investir avec des créations in situ. Cécile Le Talec a choisi l’espace de la Verrière dans toute sa longueur pour proposer aux visiteurs une expérience visuelle qui se modifie durant leur parcours. L’installation se découvre dans le temps comme un ensemble de partitions et se transforme dans la durée. Un tapis noir et blanc exprime une dimension sonore et un langage.

Cette exposition était initialement programmée dans le cadre de la saison précédente, du 16 mai au 30 août 2020, et a glissé suite au premier confinement, sur la saison #5 intitulée Dis] Play Off [Line, du 10 octobre au 13 décembre. Exposition d’été, elle est devenue exposition d’hiver, le tapis de sable n’étant pas loin de rappeler la texture de la neige. Une performance de David Drouard a désormais modifié les formes et motifs de l’installation qui la compose et en révèle le caractère volatile du son.

Pauline Lisowski : Cécile, de quelle manière se sont passées vos recherches et résidences entre 2019 et 2020 ?

Cécile Le Talec : Le projet artistique « Atlas / Partitions silencieuses » que j’ai développé au Maroc en 2019/2020, avec le soutien de la DRAC et de la Région Centre Val de Loire, m’a permis de réaliser dans une première phase, un film et des enregistrements sonores à partir et autour de la langue sifflée berbère pratiquée par les habitants des villages situés dans le Haut Atlas marocain. Cette langue sifflée guanche est à l’origine de la langue sifflée pratiquée par les habitants de l’Ile de la Goméra (silbo gomero / îles canaries).

La seconde phase du projet a consisté en la mise en place de la production d’une série de tapis Azilal à partir de mes dessins (initialement prévue pour être produite en 2020). Ce travail sera finalisé en 2021/2022 (en raison des contraintes sanitaires actuelles). Pour ces tapis, les tisserandes berbères utilisent une écriture secrète transmises entre générations qu’elles seules peuvent traduire.

Ces mêmes femmes tissent et sifflent. 

La pratique et l’usage de langages secrets (écritures et langue parlée/sifflée) visibles dans les dessins des tissages et audibles dans le paysage comme la musique du chant des oiseaux, m’ont immédiatement évoqué les rapports étroits que pouvaient entretenir le texte, la tessiture (voix) et le tissage qui partagent la même racine étymologique, et les outils utilisés pour la réalisation des tapis (métiers à tisser / harpes / flûtes).

J’ai collecté et enregistré de nombreux documents audio-visuels lors de mes séjours dans l’Atlas. Ces enregistrements sonores et vidéos ont été précieux par la suite afin de repenser à la production d’une nouvelle œuvre pour l’exposition aux Tanneries – Centre d’art contemporain.

PL : Éric, Cécile, comment restituer plastiquement une dimension sonore dans un lieu d’exposition ?

Éric Degoutte : Tout d’abord, j’aimerais pointer sur la justesse dans la notion convoquée de restitution et, à travers elle, sur l’enjeu d’un processus au terme duquel s’apprécient les formes perçues. Je fais ici un clin d’œil aux tentatives de restitution* de Claude Simon, et son appréhension d’un ensemble très composite – surtout très composé – d’informations, de faits, d’impressions, de souvenirs par lequel l’entremêlement du langage que l’auteur engage, à travers les fils de l’écrit, tente d’établir la restitution d’une réalité phénoménologique. Dès lors que l’on se situe dans les champs entremêlés de l’interdisciplinarité, le composite et le composé trouvent toute leur pertinence. Ici je ne donne volontairement aucune indication quant au pôle sur lequel s’indexerait la création plastique ou la création sonore. C’est plus complexe et plus subtil. Cette polarité n’est pas « différenciante », elle signifie ou manifeste des champs distincts et pourtant poreux l’un à l’autre. C’est relever, là, une espèce « d’irrégularité de la forme » et en cela une dimension en effet baroque.

Alors il y a « du grain », ce qui, au regard de l’installation de Cécile sous la Verrière, n’est pas qu’une formule imagée. Un grain qu’il faut considérer par les principes de « mises en œuvre » que sont, du côté de l’artiste, le geste créateur, de l’autre côté, celui du diffuseur, le geste montré ou donné à voir.

Les champs convoqués (arts visuels et création sonore), les formats (plastiques et sonores) mis en présence, relèvent de disciplines singulières : chacune repose d’ailleurs concrètement sur un ensemble de règles, de conduites, de techniques ; ce qui se matérialise d’ailleurs sous des « économies » différentes : l’économie de production d’un geste artistique dans le champ des arts plastiques et de la création sonore ne recouvre pas les mêmes réalités. Les outils, les moyens matériels, les compétences se singularisent. La dimension technique se traduit de la même manière. Ces restitutions relèvent donc d’attentions doubles ou redoublées à créer les conditions requises à ce titre. Lorsque Eva Borner** investit la Grande Halle, elle est accompagnée d’un ingénieur du son qui va prendre la mesure des lieux et œuvrer avec l’équipe pour poser les conditions de restitution attendues par l’artiste. Pour Cécile Le Talec – il en est actuellement de même avec Francesco Fonassi*** qui interviendra lui aussi sous la Verrière durant l’été prochain – l’appréhension du lieu (ce que l’on nomme par principe « ses qualités » dans le domaine de l’acoustique) induit un geste « situé », en tension, en rebond. Là aussi, l’attention portée à créer les conditions requises à une juste restitution des choses est déterminante.

CLT : Cette œuvre est une composition sonographique qui s’expose telle une partition musicale. Les dimensions du tapis (250 m2) ne permettent pas d’en appréhender visuellement la totalité. Il faut donc en faire le tour et éprouver la surface dans le déplacement, le mouvement afin de lire l’écriture du son que l’on écoute.

Les dessins et schémas se révèlent par détails, par morceaux lors d’un cheminement. 

Chaque dessin est une composition graphique et musicale qui combine plusieurs formes et figures. Ces « arrangements » organisent et mettent en forme des dialogues entre des schémas empruntés à l’écriture musicale et à l’écriture secrète berbère. 

Ces combinaisons racontent des histoires intraduisibles par les mots. 

La partition est néanmoins audible. Les graphies ont été traduites en sons et sont audibles dans la composition qui va de pair avec le tapis de sable.

La traduction acoustique garde en secret les histoires qu’elle donne à entendre. Les récits se révèlent dans les sons et leurs énigmes s’incarnent dans les notes.

J’ai attribué une note, un son, un instrument, un environnement sonore, une voix, pour chaque motif graphique. Cette composition électro-acoustique a été réalisée à partir d’une banque de données (sonothèque) dont les sons ont été enregistrés dans l’Atlas.

La composition sonore de 20 minutes accompagne le cheminement du visiteur. Elle est diffusée en boucle. 

L’acoustique de la Verrière est cependant très cristalline… et lors de la composition sonore j’ai utilisé, à dessein, ces contraintes acoustiques spécifiques aux matériaux durs constituant cet espace (verre et béton). J’ai choisi volontairement un instrumentarium numérique (percussions, flûtes, séraphin…) qui utilise fondamentalement la capacité de résonance métallique de l’espace.

Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly
Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly

PL : Cécile, pourquoi cette œuvre au sol ?

CLT : L’espace d’exposition qu’offre la Verrière est tout d’abord un lieu de passage, un espace que l’on parcourt et traverse. Il s’offre comme un mirador sur le parc extérieur. C’est le contraire d’un « white cube ». Cet espace, sans murs, est une véritable serre, comme celles où l’on expérimente la croissance des plantes. Lorsque l’on pénètre dans cette immense salle, le regard est immédiatement happé par le panorama végétal extérieur, j’ai donc pris le parti de travailler cette sculpture en deux dimensions afin que le regard soit attiré par les dessins au pigment fragile posés sur le sol… 

Les proportions de cet espace d’exposition mettent en place un véritable dispositif perspectif qui m’a permis de concevoir une œuvre qui se déroule tel un parchemin, sur toute la longueur du sol.

Cette installation sonore a été pensée tel un dispositif/display à géométries variables qui a la capacité de se déployer dans les espaces tel un tapis…

Cette œuvre répond à un protocole précis. Elle peut être reproduite de façon similaire mais jamais identique. Ainsi, l’œuvre peut être réactivée en tenant compte à chaque nouvelle édition, des contraintes et caractéristiques de l’espace d’exposition (comme une partition offerte à l’interprétation du musicien).

L’uniformité de la lumière naturelle qui baigne cet espace (lorsque le ciel est nuageux) permet une lecture homogène du dessin posé au sol. Lorsque les rayons du soleil apparaissent, la structure de la Verrière fait ombre sur le sol et génère de nouveaux dessins à la surface de la page d’écriture/partition.

En référence aux tapis Azilal berbères qui s’offrent au regard tels des pages d’écritures, j’ai conçu cette sculpture de sable et j’ai utilisé ce sol immense comme le support d’un texte aux graphies éphémères. Cela n’est pas sans faire écho au fait que le sable du désert constitue lui aussi un support d’écriture tout aussi éphémère accueillant des messages à l’attention des voyageurs.

PL : Cécile, de quelle manière avez-vous voulu proposer une expérience de transmission d’un langage aux visiteurs ?

CLT : Ce tapis de sable s’inspire des tapis berbères dans lesquels les femmes tisserandes écrivent leurs récits, décrivent des territoires, racontent leur vie en utilisant une langue secrète, codée, dont les motifs irréguliers s’ancrent dans la trame et la chaîne du tissage. Ces pages blanches de laine monumentales s’exposent telles des manuscrits illisibles. Récits silencieux dont les motifs noirs incarnent des énigmes graphiques et composent des partitions indéchiffrables. Ainsi le tapis parle, murmure et raconte en silence. 

Si le tapis est un objet qui figure une « représentation du monde » ou du jardin, le lieu qui l’accueille lui permet de s’y re-poser…

« Quant aux tapis, ils étaient à l’origine des reproductions de jardins : le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. » – in Dits et écrits, Michel Foucault, 1954-1988.

À la manière des femmes berbères qui s’expriment secrètement dans leurs ouvrages, ma sculpture de sable donne à voir ma traduction sonore du secret.

PL : Cécile, Éric, pourquoi cet espace particulièrement pour cette œuvre in situ ?

ED : Cette proposition faite à Cécile Le Talec est née de nos premiers échanges et de nos actualités croisées. Cécile préparait son départ pour sa résidence de recherche dans le Haut Atlas. Nous avons parlé de langages entremêlés (langage sifflé et langage tissé, mais aussi langage plastique et sonore liés au parti pris artistique). Nous avons évoqué des formes (tapis, architecture nomade, transcriptions graphiques), un contexte sensoriel (la chaleur, les lumières de l’été, l’étouffante réalité de la Verrière). 

Ce faisant un premier travail s’opéra et les apparentements par lesquels le geste créateur pouvait se faire, là, dans la longue architecture étirée et transparente de la Verrière – un geste situé –, se signifièrent.

Ce long espace nécessitant son parcours, le déplacement d’un point à l’autre de son étendue, l’entremêlement entre les conditions de son expérience et celles relevant d’une perception, d’une description, d’une lecture de formes d’écriture (graphique ou sonore) est venu sceller les conditions d’un possible.

Une première forme fut proposée par Cécile. Discutée. Puis une seconde, celle de Atlas/Partitions silencieuses. Les points techniques ont été rapidement traités, ce qui prouvait la pertinence du dispositif dans le site. L’attention s’est portée sur les conditions de mise en œuvre (matières, procédés, moyens techniques). Cécile a fait tout le reste, l’essentiel.

Sa proposition s’est ensuite faite réalité, déterminée dans sa restitution, mais aussi, pour autant œuvre ouverte, sujette à d’autres formes d’inscriptions. Celles fortuites, inhérentes à la Verrière (depuis les écoulements de condensation jusqu’aux fines dentelles laissées à la surface du tapis de billes de verre par « l’entomofaune » locale). Celle désirée de David Drouard, cet autre faune, qui un après-midi de novembre est venu parcourir la partition.

CLT : Cet espace m’a semblé très approprié pour la mise en œuvre du projet. L’œuvre a subi, dès le jour de son installation, les traces des insectes et des cratères de pluie…

La destruction programmée de l’œuvre a été inaugurée par le lieu lui-même et finalisée par l’intervention du danseur comme prévue initialement.

Un événement-performance a été programmé, au cours duquel le danseur chorégraphe David Drouard a dansé sur le tapis de sable. Lors de cette performance « Partitions dansées » les motifs de surface ont été détruits, effacés, rendus illisibles : tempête de sable. Cette action offre un deuxième temps à l’exposition qui ouvre lui-même sur un troisième temps car un moyen métrage sur l’œuvre et la performance qui lui est attachée est en cours de réalisation par Marine de Contes. 

Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly
Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly

PL : Cécile, Atlas / Partitions silencieuses rejoint une dimension cartographique. Pourriez-vous m’en dire plus ?

CLT : J’ai nommé Partitions silencieuses cette œuvre et Partitions dansées la performance de David Drouard en référence aussi aux « ouvrages tissés » qui apparaissent et se dévoilent sous les doigts des lissières/harpistes lorsqu’elles tissent leurs récits secrets…

Le terme de « partition » m’évoque davantage la dimension sonore plus que cartographique. Une partition musicale est une transcription écrite d’une composition mentale. Cette traduction par l’écriture, qu’elle utilise le dessin ou bien le système de notation musicale ou graphique, reste une forme de représentation muette… le lecteur ou le spectateur interprète silencieusement la composition… 

Cependant, une nouvelle représentation cartographique est apparue à la surface du sable suite à la destruction de la partition après le passage du danseur ! 

La sculpture est à présent à l’image d’un paysage vue d’un satellite… Le tapis de sable aux multiples plis évoque l’image de la vue d’avion de la chaîne de l’Atlas choisie pour l’affiche de l’exposition.

PL : Il est question d’une transcription de paroles, de signes dans cette œuvre. De quelle façon s’opère-t-elle ?

CLT : Cette œuvre s’inscrit dans le développement de mes recherches artistiques qui convoquent les rapports qu’entretiennent la parole avec la musique, l’écriture et le territoire.

Un tapis est un dessin, une trame, un texte, une partition dont les résonances s’écrivent à travers des narrations et des écritures. L’origine étymologique du TEXTE se réfère au terme TEXTUS / TEXERE en latin, qui signifie TISSER. Un grand nombre de termes sont communément utilisés en musique et en peinture : ton, nuance, harmonie, rythme, couleur, variation, ligne, courbe, contrepoint, espace, chromatique, accorder, forme en arche, chaud, froid, brillant…et la Klangfarbenmelodie (mélodie de couleur sonore). Les motifs de la partition de sable exposent mon écriture secrète de ce que l’on entend. 

Les spectateurs sont invités à parcourir les bords de ce fragment de désert mélodique et à écouter le chant du sable. Les visiteurs ne peuvent ni marcher ni toucher ce tapis de sable. Le texte se tisse au gré du parcours. Le tapis de sable ne se dévoile que par les sons qui l’enveloppent ; jamais dans sa totalité, toujours dans ses fragments, comme le paysage. Ici, j’ai tenté de sonder la perception sonore de l’instant en écho avec celle du regard.

Le support sableux et les signes d’écritures de sa surface incarnent la promesse de la musique et induisent sa disparition. L’intervention du danseur David Drouard, sur le tapis de sable est venue finalement brouiller, déchirer et détruire la surface du tapis. Les gestes et les mouvements du corps du danseur/performer ont rendu la composition illisible, invisible. Les traces des signes d’écritures ont disparu au profit du chaos et ont laissé la place à de nouveaux dessins et à l’impossible déchiffrement.

* Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, 1957, Éditions de Minuit.
** Exposition DINGZIHÙ, Eva Borner, Les Tanneries – Centre d’art contemporain, du 13 janvier au 25 février 2018
*** Exposition Chambre double, monographie rétrospective de Bernhard Rüdiger et expositions personnelles commissariées par Bernhard Rüdiger de Francesco Fonassi, Michala Julinyova, Florence Schmitt, Leander Schönweger, Les Tanneries – Centre d’art contemporain, du 26 juin au 29 août 2021

Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly
Cécile Le Talec, Atlas / partitions silencieuses, 2020. Vue exposition. Photo Aurelien Mole. Courtesy artiste et des Tanneries CAC Amilly

CÉCILE LE TALEC – BIOGRAPHIE
Cécile Le Talec est née en 1962 à Paris.
Elle vit et travaille en région Centre et à Paris.

https://cecileletalec.com/index.html

LES TANNERIES
234 RUE DES PONTS
45200 AMILLY

Les Tanneries sont un centre d’art contemporain ouvert en septembre 2016 à Amilly dans le département du Loiret en région Centre-Val de Loire.

http://www.lestanneries.fr