THOMAS GAUGAIN

THOMAS GAUGAIN

Thomas Gaugain, Trois Parques (Geisha version), 2022. Dimensions variables. Teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge. Production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes – Photo: Thomas Gaugain

ENTRETIEN / entre Thomas Gaugain, artiste plasticien, et Pierre Ruault, chercheur et critique d’art, à l’occasion de l’exposition Rennes Babylone à l’Hôtel Pasteur – La Criée centre de l’art contemporain, Rennes, 16 – 18 décembre 2022.

Pierre Ruault : Cette exposition Rennes Babylone à l’Hôtel Pasteur fait suite à une résidence que tu as réalisée au Centre Pénitentiaire pour Femmes de Rennes. Dans ce contexte, tu as organisé plusieurs ateliers sur le textile en compagnie d’un groupe de détenus. J’ai l’impression que cette envie de transmettre le geste artisanal aux autres fait partie intégrante de ta démarche esthétique. Pourrais-tu revenir sur cet aspect de ton travail et sur cette expérience précisément ?

Thomas Gaugain : Effectivement j’avais la volonté de transmettre quelque chose, que les participantes aux ateliers puissent continuer de s’approprier ensuite. Au centre pénitentiaire il y a déjà un atelier de couture, puisque les femmes travaillent pour des entreprises extérieures à la prison, pour un salaire dérisoire. Et là, je souhaitais que cela puisse créer des vocations ou une curiosité pour ces techniques textiles, qu’elles puissent poursuivre à titre personnel dans un but émancipateur. Certaines avaient déjà quelques connaissances transmises par leurs mères ou grand-mères, et d’autres pas du tout, et quelques-unes avaient plutôt une pratique assidue. 

Je me suis aperçu que ces temps d’échange, autour de la matière et du geste, rendaient plus simple le moment de la rencontre avec l’autre et instauraient un espace de bienveillance, d’attention, de confiance et d’équité. Ce que je redoutais lors de mes interventions c’était surtout d’arriver en tant qu’homme cis et blanc et de me retrouver malgré moi dans une posture autoritaire. Il me semble que ce cela s’est passé différemment.

J’ai la sensation que tu as conçu cette exposition, non pas comme la conclusion d’un temps de résidence, mais plutôt comme une réponse ou une réaction vis-à-vis de cet environnement très particulier qu’est le milieu carcéral. Pourrais-tu me dire en quoi les liens que tu as entretenus avec les détenues et le personnel pénitentiaire ont eu un impact sur ta production ?

L’exposition est moins restitutive qu’elle n’aurait pu l’être. Comme je te disais la résidence s’est trouvée interrompue à mi parcours à cause du covid, ce qui a reconfiguré le projet initial qui était de réaliser un film narratif où c’est la production de costumes, accessoires et décor qui devait dicter la rédaction du scénario. Un film pensé à l’envers en fait. Pendant les ateliers, nous ne parlions ni des conditions de détention, ni des raisons. Il me semble que c’était un temps et un espace où le cadre carcéral se dissipait puis soudainement redevenait opaque et prégnant. Cependant j’observais au maximum pour interpréter quel impact avait la prison sur les corps et les esprits, ce qui a put me guider pour penser les pièces ensuite. D’ailleurs pour concevoir l’exposition, je me suis limité presque exclusivement aux matériaux qui avaient pu entrer dans la prison. Comme on se l’imagine, ils ont été détaillés et scrutés par le personnel pénitencier mais selon des critères d’observation administratifs et sécuritaires alors que pendant les ateliers nous en avions une perception sensible qui contrariait la précédente analyse. Par exemple, en arrivant pour faire le deuxième atelier, j’ai appris que le vert était une couleur « interdite » en prison, comme le bleu marine. Cela afin de ne pas confondre détenu·es et personnel.es de la prison. Cela m’a amusé et un peu inquiété car tout ce que j’ai fait entrer dans la prison relevait de cette gamme colorée mais ça n’a pas posé de problème. Comme la résidence s’est interrompue, j’ai voulu poursuivre les intuitions et les envies qu’avait les participantes mais comme si tout avait infusé ensemble.

Tu as composé cet environnement onirique et psychédélique à partir d’un certain nombre d’artefacts hybrides qui se situe tous entre l’art et l’artisanat. On retrouve des poupées de geishas, un attrape-rêve, etc. Une iconographie qui puisse ses sources à la fois dans la mythologique, et la culture populaire. Quand j’observe tes œuvres, leur aspect volontairement usé par le temps et presque déceptive, je suis particulièrement touché par la sensation de nostalgie et de détresse qu’y émanes. Comme si tu avais voulu confronter le spectateur à une scène de théâtre laissé à l’abandon.

Thomas : Au tout début de la résidence j’ai présenté aux détenues une iconographie avec des œuvres proches du pop art, ou avec un lien particulier avec l’objet et à ce qu’on pense être le réel. Je donnais mon ressenti sur ça et sur les concordances que je voyais entre psychédélisme et artisanat. Ce qui m’a vite étonné c’est que les formes qu’on eu envie de faire les détenues me rappelaient une esthétique post-hipster années 2010 très cute, avec aussi quelque chose d’un peu naïf et enfantin. Les objets qu’elles produisaient était surtout des cadeaux pour leurs enfants. Les formes que j’ai produites à partir de ça on en quelque sorte continué de vieillir comme-si elles avaient été produites il y a une dizaine d’année. Ce sont aussi des souvenirs de choses révolues. Toutes ces formes produites à échelles industrielles, qui ont attrait au rêve et au spirituel et qu’on retrouve dans les magasins de déco, sont finalement déchargées de tout cela. C’était amusant de révéler ces supercheries un peu douteuses et amusantes à la fois, hantées par un spectre exotique, une ambiance zen qui se révèle un peu angoissante. J’ai eu envie que l’exposition reflète ça en partie, et en conservant l’idée scénique et du théâtre d’objet. 

Nous avons observé que dans les propositions des femmes il y avait des récurrences autour des mythes et des contes, comme « Les Musiciens de Brême » ; une histoire contée par les frères Grimm qui s’inspire lui-même du Tétramorphe biblique.

Il y a une prépondérance de la tonalité verte dans les œuvres présentées. C’est une couleur symboliquement ambivalente qui est associée d’un côté à l’organique – je rappelle d’ailleurs que tu as utilisé des colorants végétaux pour réaliser tes tentures. Mais de l’autre, ces tonalités verdâtres évoquent également une forme de déliquescence de la matière. Avec l’utilisation de cette couleur équivoque, quelle fut ton intention ?

Mon intention était, dans un premier temps, d’homogénéiser la gamme chromatique des matériaux, puisqu’une grande partie provient de circuit de réemploi récupéré grâce à une association basée dans l’Orne qui s’appelle Enfance et Partage. Ce qui nous a permis de fournir aux prisonnières des tissus neuf de belle qualité. Le vert c’est une couleur polysémique, à la symbolique versatile. Aujourd’hui, on l’associe aux produits bio, c’est même une couleur ‘’lavante ‘’ dans le sens où si tu vois un produit avec une étiquette verte tu as la sensation que c’est un produit éthique. Au cinéma, on se sert de cette couleur pour faire des fonds d’incrustation, comme si c’était une couleur dans laquelle on pouvait tout projeter. Mon souhait, c’était d’engager aussi une présence végétale dans la prison, étant donné que l’accès aux espaces verts est contraint et régulé. Historiquement, cette couleur elle a été associée à l’instabilité, puisque les verts végétaux étaient fragiles et viraient souvent au gris ou au bleu dans la teinture textile ou la peinture. D’ailleurs les alchimistes par exemple s’en servent pour signifier le changement d’état de la matière dans leurs ouvrages.

Les gestes et les objets produits par les prisonnières nous sont dévoilés par le biais d’un film. C’est une superposition d’images de détails des mains en contacts avec les tissus. Il y a un soin particulier porté sur cette gestualité précise du faire artisanale. Au bout d’un moment, le film dérape vers une esthétique abstraite qui s’annonce par un jeu très rythmé de transparence. C’est la première fois, je crois, que tu réalises un œuvre-vidéo. Pourquoi avoir fait le choix de ce médium pour intégrer l’espace carcéral ?

Je n’ai jamais été à l’aise avec ce qui relève de la photo ou de la vidéo, mais dans ce contexte qu’est une résidence avec un centre d’art, je pouvais faire intervenir d’autres personnes – Jennifer Aujame pour la captation, Clovis Lvh pour le montage et Rémi Mango aka Tomi Marx pour le son. Un film, c’est quelque chose qui est fait collectivement, et une des rares catégories d’œuvres où tout le monde est normalement cité au moment du générique. La vidéo évoque au départ les tutoriels ou encore les satisfying videos, avec une forte dimension haptique de l’image. Notre attention puis glisse petit-à-petit du geste vers la matière, jusqu’à s’y égarer, puis fait le chemin inverse. Je voulais représenter les sensations qu’on éprouve lorsqu’on exerce ce genre d’activités : dans un premier temps on s’attache au geste et à l’outil, puis notre perception s’éloigne de notre corps pour se projeter dans la matière, et là tous les repaires temporels sont bouleversés et la conception linéaire du temps s’effondre.

Ce film s’intègre dans un dispositif de projection qui se compose de filtres en organza. Il revoit à un univers cinématographique très fort. Le titre même de l’exposition, Rennes Babylone, est une référence à l’ouvrage très sulfureux de Kenneth Anger sur les faces cachées et sordides d’Hollywood. Pourquoi le choix de ce titre ?

J’ai conservé le nom que j’avais donné aux ateliers pour les femmes de centre pénitencier. Kenneth Anger fait parti des premiers artistes de l’underground que j’ai découvert avant d’étudier aux beaux-arts qui m’ont ouvert sur ces questionnements. Dans Hollywood Babylone, il revient sur tous les faits-divers qui ont construit l’histoire du cinéma à partir des années 1930. C’est un récit hors-champs, qui rejoignait l’idée initiale de faire un film à rebours en produisant un scénario à partir des accessoires. Je savais aussi que ce titre parlait aux femmes de la prison, puisqu’il y a plusieurs détenues de culture rastafari pour lesquelles « Babylone » représente une entité incarnant la domination.

Les cinémas comme les prisons sont des espaces qui isolent et régulent leurs relations avec le monde. Je situe cette installation-vidéo dans cette même perspective, puisqu’elle forme une sorte de seuil à l’intersection entre différents espaces physiques, temporels et mentaux, en eux-mêmes incompatibles. As-tu pensé ce dispositif comme une forme de mises à distance ?

Ce n’est pas une mise à distance, mais plutôt une mise en pratique. Pour moi, les conduites artisanales rendre compatibles ces différents espaces, voire les confondent et le fait exister en simultané. Exercé dans la prison, elles ont eu parfois pour effet de nous faire sentir « au dehors », puis soudainement « au-dedans ». Ce qui est troublant, c’est que l’Hôtel Pasteur me fait penser à la prison, avec sa cour intérieure et son architecture du XIXème, même si la prison de Rennes est composée sur une base octogonale.

Je suis impressionné par la stratification de compréhension existant dans chacune de tes pièces : le geste, la technicité, le choix des matériaux, des couleurs, et la matérialité même des objets, mais aussi leurs références et les histoires qui en découlent. L’ensemble est totalement connecté mais produit également une sorte de dérapage espiègle dans le résultat. Je rapprocherais cela de la posture du Camp que tu m’as fait connaitre récemment : une forme de subversion des normes et de valorisation de l’artifice dans un mélange exquis d’extravagance, d’humour et de sérieux.

J’ai essayé de faire en sorte que les pièces mobilisent des double-sens, différentes périodicités et références. Les poupées geishas sont en fait les trois Parques ; trois sœurs qui filent, mesurent et coupe le fil des vies humaines. Chacune incarne aussi les trois étapes de la vie : naissance, vie, mort. Ce sont des figures artisanales qui ont disparues de notre imaginaire contemporain alors qu’originellement elles ont une vocation sacrée qui place la femme, porteuse d’une puissance, à l’origine de la vie. Mais ici, ces divinités sont associées à la figure de la geisha, initialement une artiste érudite et qui influençait les modes et les mœurs, mais que l’occident a associé à l’image moins valorisée de la prostituée et la courtisane. Elles sont même relayées, dans mon travail, à des travailleuses en uniforme, confortant un aspect déceptif et dévalorisant qui contraste avec leur visage calme et leur bouche en cœur. Dans l’exposition, le textile est expérimenté selon ses différentes propriétés mécaniques et plastiques. C’est une même matière dans un état changeant et polyvalent. Parfois la finitude du matériau est laissée apparente, d’autres fois non, et la facture oscille entre une précision et négligence. Le seul nouveau matériau qui a été employé est des branches d’arbre à papillon (Buddleja davidii) qui poussait près de l’atelier et qui mets en tension l’organza. Les objets représentés ont comme point commun d’avoir un rapport sonore, tactile et visuel. Ils sont simultanément matériaux, outil, production. Quelque chose qu’on retrouve régulièrement dans l’activité textile – l’aiguille étant un prolongement rigide du fil, le fil qu’on utilise pour manipuler d’autres fils dans le cas du tissage. C’est un moyen d’atténuer la distinction entre organisme/artefact et de laisser la matière penser à travers nous. C’est ce qui m’intéresse avec le textile : le formes sont en émergences et dans un processus de croissance perpétuel où les formes se modifient selon leur contexte de monstration/fabrication, la concentration de l’opérateur, etc…

Thomas Gaugain, Trois Parques (Geisha version), 2022 dimensions variables teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge. production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes
Thomas Gaugain, Trois Parques (Geisha version), 2022 dimensions variables teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge. production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes – Photo: Thomas Gaugain
Thomas Gaugain,
Trois Parques (Geisha version), 2022
dimensions variables
teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge.
production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes
Thomas Gaugain, Trois Parques (Geisha version), 2022 dimensions variables teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge. production : La Criée centre d’art contemporain, Rennes – Photo: Thomas Gaugain
Trois Parques (Geisha version) 2022, dimensions variables. teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge.
Trois Parques (Geisha version) 2022, dimensions variables. teinture végétale sur coton, broderie en application, soie, papier, vêtements de 2nd main, badge – Photo: Thomas Gaugain
Rémi de Brême 2022, 120 x 90 x 3 cm env. teinture végétale sur organza, broderie, vêtement, bois, fil de coton.
Rémi de Brême 2022, 120 x 90 x 3 cm env. teinture végétale sur organza, broderie, vêtement, bois, fil de coton – Photo: Thomas Gaugain
Attrape-rêves des femmes de la prison de Rennes, 2022. Diamètre 180 cm. Teinture végétale sur toile de coton et lin, sucre, organza, brindille, soie - Photo : Thomas Gaugain
Attrape-rêves des femmes de la prison de Rennes, 2022. Diamètre 180 cm. Teinture végétale sur toile de coton et lin, sucre, organza, brindille, soie – Photo : Thomas Gaugain