Clara Daguin

Clara Daguin

PORTRAIT D’ARTISTE / Phaenomenon highway À propos de l’œuvre de Clara Daguin par Julie Cailler

[…] et le monde est fait de l’étoffe même du corps
Maurice Merleau-Ponty1

Quatre collections: Prothestic gods, Body Electric, Aura, The Tower. Quatre collections de Clara Daguin, créatrice de mode. Quatre collections à travers lesquelles s’exprime l’interactivité du corps avec le monde qui l’entoure, grâce au vêtement, grâce à la lumière. Quatre collections d’une mode connectée. De la matière textile réfléchissante à la LED insérée dans la broderie en passant par la fibre optique, artisanat et technologie se mêlent, broderie et circuits s’allient afin que la lumière révèle l’habit, le corps, le corps vêtu mais aussi l’aura.

Une fulgurance électrique, un cliquetis incessant et le vêtement apparait, veiné de lumière. Rentrant alors dans le champ du visible, corps et vêtement, unis, semblent phénomène. Du grec Phos, la lumière, phaenomenon, le phénomène, est apparition. Une apparition céleste, une manifestation de l’atmosphère, il est aussi symptôme, marque d’un changement, d’un trouble, d’un signe émotionnel, physique, d’un état sensible autre du corps. Le phénomène offre à la vue, se montre et, à travers cette apparition, se révèle en elle ce qui se tient caché : une réalité de l’être, une réalité sensible, une réalité aussi technologique.

Dans la collection Body Electric, toutes les pièces incorporent la lumière dans leur confection, certaines sont connectées au corps, au cœur, à ses palpitations. Grâce à cette connexion, l’émotion se dessine alors, se dé- voile, s’expose. Une lumière apparait, disparait puis réapparait de nouveau dans une cadence organique, dans la déhiscence d’une silhouette, dans les incisions et les découpes pratiquées sur le vêtement, laissant entre – voir une anatomie imaginaire, un exosquelette fantastique composé de tubes lumineux et de fibres optiques. Pulsations lumineuses et pulsations cardiaques ne font qu’un. Fibres et flux ne font qu’un. Une hybridité de l’habit et du corps se réalise grâce à ce flux, qu’il soit lumineux, sanguin ou encore électronique, il serait l’élément de cette connexion dont la qualité universelle lui permettrait de passer d’une matière à l’autre comme si elles étaient d’une seule et même nature. Si la collection Aura poursuit cette réflexion, en re- vanche, ce ne sont plus les battements du cœur qui rythment les signaux lumineux mais les ondes circulant autour du corps qui font s’illuminer le vêtement. Pour le manteau Wifi Jacket, un capteur wifi dissimulé fait réagir le vêtement en fonction de l’intensité des réseaux alentours. Des flux lumineux tracent alors des lignes immatérielles sur la surface textile, un réseau phénoménal qui agence un territoire fabuleux et elliptique. Ins- pirées des images d’autoroutes et des méridiens du corps, comme une réminiscence des paysages étasuniens de Clara Daguin, des murs de l’atelier aux motifs brodés, ces lignes hantent les collections de la créatrice. Trames de bitume et champs d’énergie, ces lignes aux dessins de chevrons esquissent une cartographie des traversées. Le bomber, pièce récurrente des collections de Clara Daguin, blouson des aviateurs, allégorie des trajectoires et des mobilités, semble, de par son origine, une invitation à la traversée des étendues mais aussi des regards, Clara Daguin jouant sur les transparences des matières textiles. Traversées des océans, des es- paces, des matières, la lumière est le médium d’une rencontre entre les mondes, une voie, un passage entre le visible et l’invisible, entre le corporel et le spirituel, entre le terrestre et le céleste.

Il aura fallu plus de mille heures de broderie à Clara Daguin pour confectionner Aura Inside, une pièce interactive monumentale, une robe scindée en deux, pensée en deux cercles distincts et suspendue dans les airs face à face, en miroir lorsqu’elle est exposée. Deux cercles, deux pans de tissu, d’organza de soie entre lesquels se glisse une personne. Inspirée des thèmes astraux, Aura Inside s’étend en cercles concentriques irradiant toute sa surface, tel un œil fileté, un œil auguste ouvert sur le reste du monde, une galaxie entière brodée de perles de verre, de fibre optique, de câble conducteur et de LEDs interactives. « Elle appelle », selon les mots de la créatrice, tout commence par cette étrange invitation du vêtement, un champ lumineux en balaie la surface tel un sonar, incitant toute personne à s’immiscer dans l’entre du textile. Quelque chose s’illumine alors. Le vêtement ? L’être ? Son aura ? Mystique électronique, constellation de l’âme, physiologie du cosmos, Aura Inside, grâce au truchement de capteurs dissimulés, d’un microprocesseur, reçoit l’intensité du corps, sa chaleur, ses énergies, les retranscrivant en une topographie éblouissante d’une aura qui déploie sa présence, une présence qui s’immatérialise en ce corps subtil. Le vêtement transmet ici une information sensible, communique sur un état du corps, sur une émotion peut-être et par la dimension visuelle, une déprise se joue à travers cette apparition, une déprise de l’intime, une forme de mise à distance d’un toucher possible du corps quand seule une proximité absolue, tactile, permettrait la préhension des battements du cœur ou de la chaleur de la peau.

La collection Aura de Clara Daguin rend perceptible une réalité autre de l’être, sensible et technologique,  une réalité phénoménale dont l’évanescence de l’illumination du vêtement serait le médium et notamment le médium de l’aura. Mais qu’est-ce que l’aura ? À cette question, Stéphane Vial, reprenant notamment la  pensée du philosophe allemand Walter Benjamin2 sur l’aura, propose cette définition : « L’aura c’est  l’unicité de l’apparition, en tant que moment de vérité phénoménale. L’aura c’est l’autre nom de l’ontophanie »3. L’ontophanie, c’est l’apparition de l’être au sens étymologique et, selon Vial, cette ontophanie est possible grâce aux techniques et aux technologies dans la mesure où elles modifient notre expérience phénoménologique et notre perception du monde comme notre perception des êtres. De cette mode connectée et auratique, de cet art dit Fashion Tech, Clara Daguin présente au travers de son œuvre, de ses collections une expérience transcendantale du corps en tant que nouvelle manière d’apparaitre au monde via le vêtement et la technologie. Clara Daguin, en s’emparant de l’aura, bouleverse l’interaction être/vêtement/monde en nous livrant une ontophanie textile4 comme nouvelle phénoménalité de l’être, comme une nouvelle réalité de l’être, comme une nouvelle manifestation de l’être, une apparition faite de technicité et de lumière dont les lignes éphémères traceraient les voies phénoménales.

Julie cailler

1. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2000, p.19.
2. « Qu’est-ce à vrai dire l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de cette montagne ou de cette branche » Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique » (1935) in Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, p. 75.
3. Stéphane Vial, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, Paris, PUF, p. 124.
4. Nous empruntons ici le concept de Stéphane Vial développé dans L’être et l’écran sur l’ontophanie numérique.

Clara Daguin, Aura Inside - Camille Pidoux photographiée par Marie-Amélie Tondu et Alexis Sénaffe
Clara Daguin, Aura Inside – Camille Pidoux photographiée par Marie-Amélie Tondu et Alexis Sénaffe
Clara Daguin, Wifi Jacket - Daniela Aciu photographiée par Julie Trannoy
Clara Daguin, Wifi Jacket – Daniela Aciu photographiée par Julie Trannoy
Clara Daguin, Bomber - Marie Fillon photographiée par Louise Desnos
Clara Daguin, Bomber – Marie Fillon photographiée par Louise Desnos