Pétrel I Roumagnac (duo) – Devenir Cyborg

Pétrel I Roumagnac (duo) – Devenir Cyborg

Vue d’exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia

EN DIRECT / Exposition Pétrel I Roumagnac (duo) de l’Ekumen, pièce photoscénique n.3
jusqu’au 06 mars 2021 galerie Valeria Cetraro Paris

par Laure Jaumouillé

L’exposition du duo Pétrel-Roumagnac à la galerie Valeria Cetraro intitulée de l’Ekumen apparaît comme le résultat d’une résidence des deux artistes à la Villa Kujoyama de Kyoto. Lauréats en binôme du programme « Recherche-Création », ces derniers séjournent au Japon de février à mars 2020. Le titre de l’exposition, de l’Ekumen, fait référence à un cycle de romans de la romancière américaine de science-fiction Ursula K. Le Guin. Au sein de ce corpus, ils choisissent le roman intitulé La Main Gauche de la Nuit (The Left Hand of Darkness, 1969). Après avoir travaillé avec Shakespeare, Borges et Euripide, Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac ont souhaité prendre cette fois appui sur une écriture de femme, de portée féministe.

Les deux artistes déclarent réaliser des œuvres « photoscéniques », à savoir, un ensemble hybride de photographie et de théâtre. Ils ont ainsi réalisé une pièce de théâtre à partir du roman de référence, pour laquelle ils ont fait appel à des collaborateurs tels que Simo Kellokumpu en ce qui concerne la chorégraphie et Nagi Gianni pour la performance et la réalisation des masques et maquillages. Si la mise en scène a pour destin de n’être jamais jouée devant un public, l’appareil photographique d’Aurélie Pétrel est là pour en préserver les traces. Ainsi, on observe sur les murs de la galerie des images futuristes laissant imaginer un environnement surréel, comme autant d’indices qui témoignent de la pièce de théâtre. Au sol de la galerie, on découvre une scène circulaire miniature sur laquelle est disposée une photographie partiellement enroulée. 

Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac mettent en œuvre un système d’échos entre photographie et théâtre, mais aussi entre la science-fiction féministe et la culture japonaise traditionnelle et contemporaine. Ainsi, les deux artistes font écho au cyberpunk japonais. Le cyberpunk est un genre de science-fiction qui met en scène un futur proche, dystopique, dans une société technologiquement avancée. Le genre émerge au Japon dans les années 1970 et trouve des extensions dans la société occidentale. Par ailleurs, ils s’intéressent aux paysages de science-fiction dans l’histoire du manga, et plus particuilèrement à ceux caractérisés par des vues enneigées. C’est ainsi qu’ils introduisent l’idée de « paysages cryosphériques »1, ce qui renvoie directement à l’environnement narratif du roman d’Ursula K. Le Guin : on y découvre une planète dénommée « Winter » en état de glaciation permanente. Cela correspond aussi à la saison hivernale de la résidence des artistes à Kyoto. Ainsi, à l’entrée de l’exposition, un dispositif technique produit de la neige artificielle à intervalles réguliers. Enfin, chacune des pièces photoscéniques relève d’une indexation climatique. En cela elles s’inscrivent dans une prise de conscience contemporaine du changement climatique, incluant la potentialité de la « catastrophe ».

En outre, au sein de ce travail, les deux artistes ont accueilli l’idée de Le Guin d’une rencontre avec des êtres sexuellement indifférenciés, « en latence de genre ». Telle que la scène est posée dans le roman, une communauté d’individus asexués vit sur une planète entièrement gelée. La nature sexuée du « visiteur-narrateur », un terrien mâle, y est perçue comme « monstrueuse ». Ici Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac s’attardent sur les notions de « Cyberqueer » et de « Technoféminisme ». Le Cyberqueer induit une fluidité des genres dans leur relation au développement « hyper technologique ». Le Technoféminisme traite de questions proches, animées par l’histoire du fénimisme. Jusqu’à récemment, les stéréotypes populaires associaient fortement la technologie à la masculinité. Or, une nouvelle ère numérique apparaît, dans laquelle les « technofemelles » ou « technofemmes » revendiquent leur manière de peupler les cyberspaces. De même, elles exigent de prendre part à la multitude des transformations technologiques. En ce sens, la figure du Cyborg qui anime l’imaginaire féministe, apparaît comme une icône du pouvoir des femmes. En effet, celui-ci induit une libération du déterminisme biologique des sexes.

On peut considérer qu’Ursula Le Guin apparaît comme une précurseuse, visionnaire, tant son écriture se caractérise par une dimension féministe évidente et s’entremêle avec des motifs et des propositions « queer ». Les deux artistes composent leur pièce en sept scènes, imaginant une civilisation sans distinction de genre. Tous les éléments de l’exposition proviennent d’une interprétation du roman. Ainsi, tous les objets photographiques composant les sept scènes sont directement reliés au livre. Dans l’exposition, la photographie est au service de la mise en scène, de la même manière que la mise en scène est au service de la photographie. 

Comme nous l’avons vu plus haut, Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac témoignent d’un certain imaginaire, spécifique à la culture populaire et traditionnelle japonaise. Outre le cyberpunk nippon, ils s’immiscent dans le Musée international du Manga de Kyoto. Ils portent leur attention sur les pratiques artisanales ancestrales comme l’artisanat verrier et miroitier de la région du Kansai. Dans l’exposition on observe une poudre blanche saupoudrée au sol et sur la « scène ». Dénommée Oshiroi, cette poudre est utilisée comme base de maquillage, tandis que le « gofun » apparaît comme un pigment obtenu par le broyage d’huitres séchées, dont certains specimens, glanés sur place, sont également présents parmi les éléments hétérogènes de la pièce. 

Marquée par une dimension cosmique, l’exposition use du récit d’Ursula Le Guin, mais aussi du cyberpunk japonais et de l’imaginaire manga, afin de subvertir toutes idées de genre. La rencontre entre la scène et la photographie induit, elle-même une dimension hybride ; celle-ci apparait comme le dénominateur commun à toute l’exposition et s’applique à nous-mêmes, visiteurs : selon les mots de Donna Haraway, « Nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes », « en bref, des cyborgs »2. L’exposition du duo Pétrel-Roumagnac fait écho aux mots de Donna Haraway, celle-ci définissant le cyborg comme un « organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant »3. Impulsé par une pensée féministe, ce dernier apparaît comme une créature vivant dans un monde post-genre4. De manière plus générale, ce qui est en jeu n’est autre que « la fin de l’homme au sens occidental du terme »5.  

1Cryosphère, du grec kryos (froid, glace), est un terme désignant toutes les portions de la surface des mers ou terres émergées où l’eau est présente à l’état solide.
2HARAWAY Donna, Manifeste Cyborg, science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXème siècle, in : Manifeste cyborg et autres essais : sciences – fictions – féminismes, p.29.-92., Paris, Exils Éditeurs, 2007, (1991), P.30.
3HARAWAY Donna, Ibid., P.30.
4Ibid., P.32.
5Ibid., P.47.

Laure Jaumouillé

Vue d'exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia
Vue d’exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 1 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia
Vue d'exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 2 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia
Vue d’exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 2 » Galerie Valeria Cetraro, 2021
Vue d'exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 3 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia
Vue d’exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 3 » Galerie Valeria Cetraro, 2021
Vue d'exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 4 » Galerie Valeria Cetraro, 2021 / photo Salim Santa Lucia
Vue d’exposition, Pétrel l Roumagnac (duo) « de l’Ekumen, pièce photoscénique n°3, acte 4 » Galerie Valeria Cetraro, 2021