GWENDOLINE PERRIGUEUX [ENTRETIEN]

GWENDOLINE PERRIGUEUX [ENTRETIEN]

« Je suis attirée, non par ce qui brille, mais par ce que l’on fait briller par son intérieur. »
Gwendoline Perrigueux

 

Sans jamais nous contraindre ou être intrusives, composées à partir de matériaux ou d’objets du quotidien, les créations de Gwendoline Perrigueux nous amènent sur des terrains ambigus, où le jeu et l’expérimentation sont essentiels à leur appréhension. Laissées libres à notre imagination et à notre interprétation, elles nous invitent à nouer, par des jeux de formes, de matières ou d’associations, un lien intime, à les réinvestir d’affects, à développer avec elles une relation tactile et même, si on se l’autorise, érotique.
Dans notre environnement désormais très artificiel, purgé de toutes références à la passion ou au désir, Gwendoline Perrigueux nous enjoint à vivre une expérience qui résonne avec nos sens et les interdits. Par des œuvres qui peuvent se confondre avec des objets domestiques ou à usage privé que l’on aurait oublié de cacher, elle nous invite à consommer un plaisir personnel qui est celui du non-dit, un jardin secret qui vient trouver dans l’espace d’exposition un lieu où il peut s’épanouir. Elle instaure par leur biais « un petit jeu avec chacun », une relation qui passe par un flux, celui d’une sensualité partagée et que l’on peut ressentir nous envahir progressivement.

 

Quels types de matériaux sont à la base de tes séries d’assemblages ?

Ils sont composés de métal, de caoutchouc, de ces petites choses que l’on peut trouver dans nos espaces de vie. Des matériaux que l’on se plaît à manipuler, des petits coupons de velours ou d’élastomère, des anneaux, des ressorts, dont on ne se lasse pas de toucher la surface en raison de leur douceur ou d’en éprouver les propriétés physiques comme l’élasticité. Alors que notre société de consommation tend à tout nous donner, il est possible de passer des moments incroyables avec parfois très peu. 

Des éléments que tu associes, imbriques, noues…

Je construis mes pièces de manière très intuitive. Comme des sortes de préliminaires, je procède en explorant ce qui se passe quand je place un objet dans un autre, observant si cela peut aller un peu plus loin. Une manière de m’essayer à des choses que je ne vais pas forcément maîtriser, d’accéder à un inconnu qui nécessite une forme de lâcher prise qui pour moi se traduit par l’épreuve d’une tension. That is a beautiful lion skin that you have in the living room (2017), une boutonnière tendue au maximum entre deux tiges de métal vissées à fleur du mur, est l’expression de cette expérimentation. La tension s’exprime par ce pont entre deux matières et par le rapport physique qui s’instaure entre elles. Une recherche que l’on retrouve dans mes collaborations avec des artisans et des designers pour façonner certains éléments en métal. J’aime être étonnée par leur ingéniosité développée face à certains de mes projets sachant qu’eux-mêmes sont aussi obligés de s’engager sur des voies qu’ils n’ont pas coutume d’emprunter. Même pour les pièces en métal, le but est de créer des œuvres sensuelles, de faire vibrer les matériaux quand ils se rencontrent.

L’emploi du béton participe-t-il, comme le caoutchouc, à lier deux éléments ?

Je m’interdis de me mettre des barrières et je me dis toujours qu’on peut tout mélanger, comme le béton et les confettis, du caoutchouc ou du tissu et du métal. Beaucoup de ces matériaux peuvent s’entremêler de manière assez belle sans qu’on les force ou les nomme. Le liant que je conçois exprime ces moments où plusieurs personnes se retrouvent pour vivre un moment ensemble. Un partage qui passe par les couleurs acidulées, les paillettes, la perception que l’on peut avoir des œuvres ou leur disposition dans l’espace tout en veillant à respecter l’autre, sans jamais être trash ou outrageante. Une manière de varier l’intensité dont les œuvres vont être perçues et dont je vais moi-même vivre la fête à ce moment-là.

Une expérience partagée qui peut aussi être celle de l’exposition…

Un espace, qu’il soit un lieu d’exposition ou dédié à la fête, se charge des résidus des personnes qui y sont passées, de sensations, de transpirations. Des choses assez légères que j’ai essayé de matérialiser dans Vertical Dancing Soup (2018), de grands lés de papier réalisés avec une recette à paillettes, frôlant le mur à l’aide de deux grands œillets, fonctionnent comme des buvards capables d’absorber les fluides. Un collectionneur qui fait l’acquisition d’une de ces pièces repart avec toutes les émotions et tous les fantasmes que les gens y ont projetés. Par ces vibrations, ces sensations qui sont de l’ordre du plaisir et de la sensualité, la tension qui naît d’un moment partagé est plus forte et c’est ce que je nomme l’explosion. Ce phénomène de tension-explosion se retrouve dans le rapport à l’œuvre que je crée, dans un processus de création moins expérimental et plus fulgurant. Physiquement j’ai besoin de me saisir des choses, de les accrocher entre elles, de les tenir, de sentir leur tension quand je les lie, d’éprouver cette limite où je sens quelque chose qui peut m’échapper, ce point de tension ultime menant à l’explosion. 

Cette tension-explosion ne naît-elle pas aussi dans l’ambiguïté des œuvres que tu exposes et dans ta manière de les disposer dans les espaces ? 

J’ai toujours cette envie de brouiller les pistes, et même de semer le trouble. À la Cité des Arts, à l’occasion d’une exposition collective dans un atelier-logement, j’étais très excitée à l’idée de placer, sur un rebord de lavabo, The Usual : what is your favorite topping ? (2017), une boule qui rappelle celles utilisées dans les parties SM, comme si les locataires avaient oublié de la ranger. J’aime créer des objets ambigus, entre l’ustensile de cuisine ou l’objet de plaisir, et dont la réception pour le visiteur dépend de ce qu’il va s’autoriser ou non à penser et à partager avec les autres. Ils sont là pour ouvrir un imaginaire, parfois très érotisé, qu’on ne s’attendait pas à développer en visitant une exposition. Je laisse cette liberté de faire un pont vers tout autre chose sans être trop directe, jouant sur la matière, la taille. Les Temps d’Arrêts (2016) ont aussi pour effet de modifier cet espace en y proposant une sensualité très forte car ils permettent aux visiteurs d’avoir un appui confortable pour prendre le temps de regarder les œuvres des autres artistes avec qui je partage un même espace d’exposition, en appuyant leur joue sur une matière très douce qui en accueille la forme. Tout cela crée des surprises et des moments très différents dans la déambulation dans l’espace d’exposition.

 

« Mes objets ont toujours un caractère séduisant, attirant, peuvent s’immiscer,
sans qu’on ose pourtant les toucher. »
Gwendoline Perrigueux

 

N’exprimes-tu pas aussi l’envie de révéler la part cachée de l’objet ?

Ne sachant pas qu’elle peut être leur fonction, ou s’ils en ont réellement une, les visiteurs ont toute la liberté d’imaginer une utilisation fantasmée. Une vision qui rejoint celle tout aussi fantasmée de l’artiste dans l’atelier, sur ce qui peut s’y passer et sur le fait qu’il teste en permanence les limites des lois physiques des matériaux, qu’il sublime les objets du quotidien en y projetant une part de lui-même, en y transposant, comme un alchimiste, ses propres désirs mais aussi du désir de l’autre. Un des très beaux textes d’Etaïnn Zwer, que je considère comme l’écriture d’un fantasme sur un papier, sert d’ailleurs de point de départ à mon exposition personnelle à la galerie Eric Mouchet. Un fantasme que je souhaite partager avec d’autres personnes à travers de nouvelles sensations, des formes qui rapprochent, qui demandent à être touchées et dont se dégage beaucoup de sensualité. J’aime proposer plusieurs niveaux de lecture, car si certaines formes sont reconnaissables, d’autres nous échappent et s’ouvrent à de troublantes interprétations. Un trouble qui passe d’ailleurs plus par la puissance évocatrice des objets que dans des jeux d’échelle.

Une appropriation de l’œuvre par le visiteur qui permet une exploration de sa propre intimité ?

Il est crucial que chacun ait la possibilité de vivre une exposition de manière très personnelle, à son rythme, avec ses envies du moment et que son esprit puisse divaguer. Cela permet d’entrer dans le jeu de manière très personnelle, avec sa propre pensée. En créant des œuvres suffisamment grandes ou ajourées, je permets la rencontre, des jeux de regards et crée un espace de cache-cache pour adultes. Composées de matériaux pouvant exprimer une dureté tout en étant chaleureuses par leur aspect ou invitant au toucher, à donner l’envie de s’y frotter ou de s’y abandonner, mes nouvelles productions proposent du vécu, du ressenti et de la sensation. L’exposition nous projette dans un monde qui, tout en gardant des liens avec le réel, est un monde un peu rêvé, une illusion que chacun peut investir de sa propre personne s’il accepte une sorte de lâcher prise, attitude peu courante dans l’espace d’une galerie qui est par nature plus propice à l’analyse. Un bouillon à fantasme dans lequel les œuvres peuvent nous embarquer, une espace à vivre de manière pétillante, où petit à petit, on ose mettre des mots sur les associations, les ressentis qui nous traversent avec cette idée de cheminer ensemble sur un terrain un peu glissant. J’ai envie également d’utiliser mon rire comme un matériau et de mettre en scène mes envies, mais toujours « en creux » comme l’exprime très bien Léo Marin, c’est-à-dire sans me montrer physiquement et sans pratiquer la performance, mais en rendant au contraire très présentes ma personnalité et ma manière d’appréhender la vie. Je ne veux pas figer les représentations, je laisse les œuvres ouvertes à toutes les projections. J’aime amener les visiteurs ailleurs, dans une sorte de souplesse, de douceur et de sensualité…

 

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #11 © Point contemporain 2019

 

Visuel de présentation : Gwendoline Perrigueux, Vertical Dancing Soup, 2018. Papier, paillettes, confettis, œillets, ruban, dimensions variables. Courtesy artiste

 

 

Gwendoline Perrigueux, The Usual : what is your favorite topping ? 2017. Acier thermolaqué, œillets et cuir, 7 x 7x 25 cm Vue d’exposition Comme il vous plaira, atelier-logement de la Cité des Arts de Pont Marie, Paris Courtesy artiste
Gwendoline Perrigueux, The Usual : what is your favorite topping ? 2017. Acier thermolaqué, œillets et cuir, 7 x 7x 25 cm
Vue d’exposition Comme il vous plaira, atelier-logement de la Cité des Arts de Pont Marie, Paris
Courtesy artiste

 

Gwendoline Perrigueux, The Usual : what is your favorite topping ? 2017. Acier thermolaqué, œillets et cuir, 7 x 7x 25 cm Vue d’exposition Comme il vous plaira, atelier-logement de la Cité des Arts de Pont Marie, Paris Courtesy artiste
Gwendoline Perrigueux, The Usual : what is your favorite topping ? 2017. Acier thermolaqué, œillets et cuir, 7 x 7x 25 cm
Vue d’exposition Comme il vous plaira, atelier-logement de la Cité des Arts de Pont Marie, Paris
Courtesy artiste

 

Gwendoline Perrigueux, Velvet Lashes, Galerie Éric Mouchet, Paris Photo William Gaye
Gwendoline Perrigueux, vue d’exposition Velvet Lashes, Galerie Éric Mouchet, Paris
Photo William Gaye

 

Gwendoline Perrigueux
Née en 1988
Travaille à Atelier ChezKit, Pantin

Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris

www.gwendolineperrigueux.com

 

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