Sarah Nance

Sarah Nance

ENTRETIEN / Propos de Sarah Nance recueillis par Pauline Lisowski

Vanessa Gandar qui reprend la programmation artistique de la galerie Octave Cowbell a choisi de faire de la nature sa source d’inspiration et de son travail. Elle propose des expositions qui ouvrent des réflexions sur le rapport de l’homme à l’environnement. 

Elle donne carte blanche à la commissaire d’exposition Anne-Sophie Miclo, installée à Montréal, qui invite Sarah Nance, artiste interdisciplinaire américaine. Elle développe un travail créant des relations entre la lumière, la géologie et le temps. Première exposition de l’artiste en France, before dust. past projects for the future regroupe des œuvres récentes, créées entre 2013 et 2019. Photographies, installations, œuvres sonores incitent à prêter attention au monde. Certaines de ses pièces procèdent d’un trouble de perception des matières. D’autres convoquent les notions d’infiniment petit et d’infiniment grand. Ici, elles renvoient vers un univers lointain, le cosmos et interrogent notre façon d’être au monde. L’artiste confronte le temps géologique à notre propre temporalité, nous conduisant à regarder autrement le paysage marqué par les traces humaines.

Pauline Lisowski : Comment les recherches in situ et les lieux donnent matières à tes créations ?

Sarah Nance : Cela se produit de plusieurs manières. Parfois, un site fournit littéralement le matériau d’une œuvre. Par exemple, habituellement la couverture de (emergency) (space) blanket for the moon utilise des roches locales pour le site de l’exposition. Il y a des raisons pratiques à cela, mais je veux surtout que les spectateurs puissent comprendre l’influence de la Lune sur leur géologie locale comme pour complexifier une définition simple de la « terre » et de ses limites. Pour cette exposition, c’est un peu différent. J’ai davantage souhaité faire un lien avec l’œuvre sonore marseille tidal gauge aria en utilisant des roches provenant des Pyrénées afin de générer un dialogue entre ces deux œuvres. 

Mes recherches sont basées sur plusieurs sites, mais je reviens souvent sur les paysages côtiers nordiques du Canada et des États-Unis et sur la géologie de l’Islande. Mon travail évolue en fonction de la vie et de la recherche dans différents sites : par exemple, mon intérêt pour l’anthropocène et le corpus d’œuvres qui en découle, exo ̈geology.., ont commencé lorsque j’ai déménagé à Richmond, en Virginie. J’ai passé la majeure partie de mon temps dans la ville plutôt que dans le paysage environnant. L’histoire et le tourisme de cet endroit étaient axés sur les batailles de la guerre de Sécession – découlant d’une approche de l’histoire très centrée sur l’être humain. Cela m’a amené à examiner de plus près le rapport entre l’activité humaine et la géologie ; la sculpture telluric est un résultat direct de cette considération.

La pièce d’opéra, marseille tidal gauge aria, utilise quant à elle, les données de marée d’un marégraphe de plus de 130 ans de la baie de Marseille. Les plus anciennes données de marée que j’ai trouvées proviennent en général d’Europe. J’ai choisi Marseille pour cette exposition en raison de son emplacement en France et des liens qui pouvaient être faits. Les points de données (représentant les moyennes annuelles des niveaux de marée) ont été convertis en notes individuelles, que je chante à la façon d’un opéra. C’est la première fois que je mets en œuvre cette volonté de « chanter un lieu » – en l’occurrence ici, « chanter les marées » -. C’est une série que je prévois de poursuivre en collaboration avec l’artiste sonore Burke Jam.

PL : De quelle manière la galerie Octave Cowbell a-t-elle guidé la scénographie de l’exposition ?

SN : Le lieu a toujours une influence sur l’exposition. Pour before dust. past projects for the future, nous avons modifié cet espace en changeant dans un premier temps la couleur des murs – avec ce gris très sombre qui modifie la perception de l’espace et qui est visible depuis l’extérieur. 

En amont bien sûr, l’espace a été pris en compte lors de la sélection des œuvres et notamment lors du choix des différentes pierres présentes dans l’exposition qui font écho à la cheminée présente dans la salle d’exposition. Celle-ci a une présence très forte et l’on ne peut pas penser l’exposition sans prendre en compte cet élément.

PL : Tes œuvres incarnent différentes temporalités. Comment convoques-tu le temps de la nature et le rapport de l’homme envers au paysage ?

SN : Dans mon travail, je place souvent des échelles de temps humaines et géologiques au sein de la même œuvre ou dans la même galerie, et je souhaite mettre en évidence la manière dont elles se télescopent et/ou divergent. Le perlage et le tissage sont des processus chronophages qui construisent une surface à partir de l’accumulation d’un fil ou d’une perle à la fois. Cela convoque de forts parallèles avec de nombreux processus géologiques, et ces pièces (telles que la (emergency) (space) blanket for the moon) sont souvent montrées avec des pierres trouvées afin d’établir cette connexion. Il est important pour moi d’essayer d’atteindre une perspective qui ne soit pas uniquement basée sur ma propre échelle de temps ou de réalité, pour tenter d’aller au-delà des limites de ma propre expérience et d’envisager la primauté d’autres objets et d’autres expériences.

PL : Tes créations entretiennent une relation au cosmos. Tu dis vouloir « prendre soin de la lune ». Au travers de tes projets se révèlent une dimension écologique et un lien avec le développement durable. Ne cherches-tu pas à laisser le spectateur imaginer la possibilité d’atteindre l’invisible, l’inatteignable ?

SN : Plutôt que d’atteindre l’invisible ou l’impossible, je réfléchis à la façon dont les perspectives anthropocentriques visant les processus géologiques sont intrinsèquement faussées. Par exemple, pour to reinforce a glacier, le filet perlé exprime le souhait de conserver / protéger l’iceberg et le glacier, mais souligne principalement à l’inefficacité des perspectives centrées sur l’humain. Il met en évidence une vision assez réductrice et très humaine : lancer un filet au-dessus d’un iceberg à la dérive. Le pathos de l’œuvre provient de cette volonté d’agir sans pour autant savoir comment, l’action déculpabilisante désespérée, qui si elle aide à se sentir mieux, est totalement vaine, faute d’avoir réellement pensé le problème. Si l’objectif est bien de « conserver » le glacier, il s’agit d’une action très démonstrative et pourtant sans fondements réels, n’ayant aucun impact concret. De manière générale, je pense que la façon dont l’humanité aborde la crise du changement climatique peut être interprétée comme une série de biais anthropocentrés menant à des interventions complétement erronées ou imparfaites qui ne traitent pas la source du problème ou ne considèrent rien de plus que l’adéquation de l’environnement pour les humains.

Cependant, même si mon travail est en relation directe avec des préoccupations concernant l’écologie et la durabilité, ce n’est pas l’objet principal de ma pratique dans son ensemble. Je m’intéresse plus particulièrement par l’acte de perception en lui-même et par le fait que la visibilité, l’interprétation ou la catégorisation du monde ont d’énormes répercussions sur tout : des expériences de la vie quotidienne à la politique gouvernementale en passant par le changement climatique.

PL : Les œuvres jouent sur l’infiniment grand et l’infiniment petit. Telluric parait être une faille dans le mur. Quasi imperceptible de loin, elle invite à s’approcher et à prêter attention aux micro particules. Cette œuvre ne serait-elle pas comme un fragment de matériaux, un prélèvement qui porte en elle l’histoire d’un lieu ?

SN : Pour moi, les micrométéorites de telluric sont porteuses d’une réflexion sur l’aspect paradoxal qu’il y a à définir un lieu en tant qu’entité confinée. Elles ne racontent pas l’histoire d’un lieu en particulier, mais se situent au contraire entre le terrestre / l’extraterrestre et l’humain / le géologique.

PL : Tes œuvres jouent sur le trouble des matières. Elles ouvrent vers un autre monde. Que cherches-tu à provoquer chez le spectateur ?

SN : Je suis convaincue que mon travail est enraciné dans ce monde. Je cherche à repenser et à complexifier cette définition un peu facile de « la terre ». Je tend également à éviter cet « exotisme » qui jaillit dans les pensées dès qu’il est question de paysages ou de matériaux qui semblent moins familiers à certains. Dans mon travail, je propose des questions ouvertes visant à faire passer d’une perception anthropocentrique à une perception davantage centrée sur les processus géologiques. Je pense que cela pourrait avoir des effets fondamentaux sur la manière dont les humains interagissent avec les environnements et les processus non-humains.

PL : La sérigraphie créée pour cette exposition peut se lire de deux manières, telle une topographie d’un paysage ou bien écho à un tissage et à la couverture. Quelle origine a-t-elle ?

SN : Cette pièce, blueprint for an iceberg, est en fait une risographie, une adaptation de la documentation photographique que j’ai réalisée de mon travail, to reinforce a glacier. Il s’agissait d’un travail in situ au cours duquel j’ai installé un filet perlé à la main sur un iceberg vêlé en train de fondre. La risographie envisage un futur potentiel dans lequel il n’y aurait plus de glace, ne laissant ainsi que la forme du filet perlé pour délimiter un iceberg fondu.

Sarah Nance, (emergency) (space) blanket for the moon. Courtesy artiste
Sarah Nance, (emergency) (space) blanket for the moon. Courtesy artiste
Sarah Nance, anthropogeology (snowplow strata), 2018. digital archival print 24 x 36 in. Crater Lake, Oregon. Courtesy artiste
Sarah Nance, anthropogeology (snowplow strata), 2018.
Digital archival print 24 x 36 in. Crater Lake, Oregon. Courtesy artiste
Sarah Nance, (emergency) (space) blanket for the moon, 2016. Hand-woven bronze and silver mylar thread, rundle boulder 22.5 x 51 x 35.5 in. Courtesy artiste
Sarah Nance, (emergency) (space) blanket for the moon, 2016.
Hand-woven bronze and silver mylar thread, rundle boulder 22.5 x 51 x 35.5 in.
Courtesy artiste
Vue de l'exposition de Sarah Nance before dust. past projects for the future Commissaire d’exposition Anne-Sophie Miclo Galerie Octave Cowbell, Metz
Vue de l’exposition de Sarah Nance before dust. past projects for the future
Commissaire d’exposition Anne-Sophie Miclo
Galerie Octave Cowbell, Metz
Sarah Nance, lifting settling of a mountain, 2013. Courtesy artiste
Sarah Nance, lifting settling of a mountain, 2013. Courtesy artiste

Infos pratiques sur l’exposition :