FAIRE HISTOIRE

FAIRE HISTOIRE

Alexandra Hedison, Untitled (Ithaka 15), 2008
Impression jet d’encre sur papier de qualité muséale, 129 × 100 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris

EN DIRECT / Exposition collective Faire Histoire jusqu’au 19 juillet 2023, H Gallery, 39, rue Chapon, 75003 Paris

Commissariat Valérie Toubas et Daniel Guionnet, fondateurs et rédacteurs en chef du site en ligne et de la revue papier trimestrielle Point contemporain
sur une invitation d’Hélianthe Bourdeaux-Maurin

Avec les œuvres de Lara Bloy, Corine Borgnet, Guillaume Constantin, Louise Dumas, Iris Garagnoux, Alexandra Hedison, Lanee Hood-Hazelgrove, Florian Mermin, Morgane Porcheron, Lionel Sabatté, Maryline Terrier et Rémi Uchéda

L’exposition Faire histoire est une invitation à entrer dans un univers où les artistes ont donné une existence concrète aux motifs représentés et inversement une dimension picturale aux éléments du réel. Peut-être que ce que nous prenons pour une illusion est bien là devant nos yeux, et que tout ce que nous percevions comme réel n’est qu’artefact ?
Une coexistence trouble qui permet, selon les points de vue, l’anamorphose de situations dans lesquelles le visiteur devient un protagoniste au même titre que les figures des tableaux avoisinants, ressentant ce sentiment de dédoublement, cette légère distorsion qui apporte un frisson sans pareil, celui-là même qu’éprouve le narrateur face au Horla en se mirant dans la glace1 ou celle de Dorian Gray2 devant son portrait le révélant tel qu’il est vraiment.

Ce pouvoir de suggestion de l’œuvre d’art comporte un caractère hallucinatoire par le fait que celui qui la regarde l’appréhende comme une part du réel, ne pouvant plus distinguer ce qui est de l’ordre de l’imaginaire. Elle revêt même un aspect intrusif et hypnotique quand l’artiste y livre une part de lui-même et que la surface plane d’un tableau gagne en profondeur, devient un espace purement psychique. Ne dit-on pas d’une œuvre, quand elle est animée par la tentative absolue d’atteindre la vérité de la représentation, qu’elle est « habitée » par son créateur ? Une expérience qui nécessite que le génie côtoie la folie et qui ne peut que conduire à la production du chef-d’œuvre ultime3. Une quête de la perfection, dans une confusion mimétique entre réalité et représentation, dont s’est amusé Magritte et dont le titre même de son tableau La Condition humaine4 suggère qu’elle dépasse le domaine de l’histoire de l’art, car ayant à voir avec chaque acte de l’humanité, elle s’inscrit alors dans la grande Histoire, celle du progrès des sciences et de la technologie.

Une recherche de perfection qui a toujours habité la peinture quand elle est figurative ou la photographie quand elle cherche à saisir l’instant de l’événement, et qui est au cœur des problématiques actuelles à l’avènement du post-digital. Dans ces univers en trompe-l’œil où les outils numériques réinventent la faune et la flore décimées, dans ce monde où tout ce que nous avons connu disparaît pour revivre dans le monde virtuel du Metaverse, avons-nous encore une existence concrète ? Ne sommes-nous pas déjà égarés dans le labyrinthe de miroirs cherchant quelle image de nous parmi celles que nous dispersons sur les réseaux sociaux est la vraie ? L’évolution de la science ne cherche-t-elle pas, en nous dotant de capacités en tout point augmentées, à faire de nous une représentation idéalisée de ce que nous sommes ?

Cette friction entre illusion, virtualité, fiction et réalité est le fondement même de l’art qui donne à l’esprit cette capacité de se mouvoir indépendamment du corps. Il s’agit bien d’ouvrir un passage dans le réel pour atteindre un espace paradoxal, à la manière d’un escape game, comme l’affirme Henry Miller : « Certains tableaux vous font des clins d’œil ; vous entrez et vous devenez leur prisonnier5. » Dans cet antre de l’œuvre, il est évident que les figures s’animent plus étrangement, que toute image se trouve inversée, que toute chose semble, malgré son immobilité, douée de vie. Même la photographie à laquelle tout un chacun aime accorder une plus grande confiance n’est qu’un leurre gardant un rapport trouble avec ce qu’elle est censée enregistrer, les photographies étant, nous dit John Harbutt, « à la fois des images réelles et des réalités imagées » ajoutant qu’un « grand photographe passe avec autant d’aisance du réalisme à l’imaginaire6

Pourtant, c’est bien à travers cette expérience de l’art que s’éprouve la réalité dans sa matérialité, car elle permet une mise en émoi qui elle seule ouvre notre sensibilité aux êtres et aux choses. De Richter à Lasker7, les peintres aiment affirmer que seule la peinture, ce « matériau intensément palpable », entretient un vrai rapport avec le réel car « la peinture c’est la magie de transformer la matière physique en apparence ». Ainsi, c’est en faisant des aquarelles qu’Henry Miller accède véritablement à l’essence de ce qu’il perçoit : « Maintenant, en étudiant l’apparence de l’objet, sa texture, sa façon de parler, j’entrais de plain-pied dans la vie, dans son histoire, dans ses fins, et dans ses associations avec les autres objets, toutes révélations qui me le rendaient plus cher encore8. »

Un pouvoir de révélation auquel a toujours été sensible la directrice de H Gallery, Hélianthe Bourdeaux-Maurin, qui met à l’honneur dans sa programmation, des artistes, peintres et photographes, capables d’amener les amateurs d’art dans des récits aux multiples dimensions, dans l’intensité de narrations qui les impliquent parce qu’elles ne les laissent jamais indifférents. Les œuvres présentées se racontent par ce « Il était une fois » qui les marquera à jamais, par ce passage que les artistes ont fait le choix d’emprunter car il leur donnera à cheminer, à la manière du Grand Meaulnes9, dans un monde composite même s’ils ne sauront jamais si l’expérience vécue a été réelle ou imaginaire, faisant l’aveu comme John Fowles :
« Et les tableaux ! Tu ne me croirais pas si je te décrivais les tableaux10. »

1 Guy de Maupassant, Le Horla, 1886.
2 Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1890.
3 Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831.
4 René Magritte, La Condition humaine, huile sur toile, 100 × 81 cm, 1935.
5 Henry Miller, Peindre c’est aimer à nouveau, éditions Le livre de poche, 1962.
6 Charles Harbutt, article dans le magazine Photo de mars 1975.
7 Gerhard Richter, Textes publiés sous la direction de Hans Ulrich Obrist, éditions Les Presses du réel, 2012.
Jonathan Lasker, Expressions permanentes, daniel lelong éditeur, 2005.
8 Henry Miller, Peindre c’est aimer à nouveau, éditions Le livre de poche, 1962.
9 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, coll. Folio, éditions Gallimard, 1913.
10 John Fowles, The Collector, coll. Points, éditions du Seuil, 1963.

Valérie Toubas et Daniel Guionnet