FANNI FUTTERKNECHT

FANNI FUTTERKNECHT

Fanni Futterknecht, We will not let you go, 2020. Vidéo. Courtesy Fanni Futterknecht

ENTRETIEN / Fanni Futterknecht
par Florian Gaité

Sous les pavés, les gribouillages

Dans le cadre de sa résidence à SOMA, nouvel espace d’art à Marseille installé sur le Cours Julien, Fanni Futterknecht présente une exposition* de ces plus beaux griffonnages et organise une manifestation de ratures, une performance participative dans l’espace public. L’occasion de s’entretenir avec la plasticienne autrichienne sur ces écritures illisibles qui semblent échouer à communiquer mais qui n’en pensent pas moins. De quoi alors griffonner est-il le nom ? Quelles revendications portent ces manifestations graphiques ? Comment peuvent s’y articuler force poétique et efficacité politique ?

Vous présentez un projet qui investit la forme du “gribouillage” ou du “griffonnage”, mais les termes, en français, ne sont pas assez différenciés par rapport à l’anglais ou à l’allemand. Quelle différence peut-on établir entre eux ? L’un se prêterait-il plus à l’art que l’autre ?

Je pense en effet qu’il est important de marquer une distinction entre le « gribouillage » et le « griffonnage », entre le doodle et le scribble en anglais. Le premier relève d’un geste inconscient, répondant à une absence d’intention, à la mise sur papier de gestes qui surviennent alors qu’on écoute autre chose, comme une conférence, ou lorsqu’on passe un coup de téléphone. C’est donc une sorte d’acte parallèle, qui accompagne toujours une autre action. En revanche, « griffonner » est un acte pleinement conscient, qui porte une intention, certes peut-être pas rationnelle ou facile à traduire en mots, mais qui manifeste une volonté que l’on peut au moins rattacher à une cause émotionnelle. En ce sens, griffonner en tant qu’artiste ou non, cela ne fait aucune différence. La distinction se porte plutôt sur la façon de concevoir, de penser l’acte qui leur donne lieu. Néanmoins le terme kritzeln en allemand signifie à la fois les deux sens, aussi nous avons fini par employer ce terme dans ce projet. Personnellement, j’essaie de ne pas regarder mes propres gribouillis comme quelque chose d’exclusivement esthétique, d’appréciable du seul point de vue visuel. Je préfère l’envisager comme un acte en soi, et ainsi questionner l’intention, le geste, à savoir s’ils se rendent visibles dans le griffonnage, et de quelle manière. En ce sens, alors, il peut « fonctionner » comme un dessin, au sens où l’on entend habituellement. 

J’aimerais cerner l’enjeu du kitzeln, et du choix de cette forme. Ordinairement, il n’est pas vraiment prévu pour être montré, il est comme un « dessin sans destinataire ». Êtes-vous d’accord avec cette définition ? Par conséquent, ne sommes-nous pas les premiers, et les seuls, spectateurs de nos gribouillages ? 

Je dois ici simplement rappeler la motivation très personnelle qui m’a poussée à m’intéresser au gribouillage. Dans mes projets passés, j’ai été très occupée par la rhétorique dans l’espace public, comme les discours politiques, les phrases, les termes, les définitions, les slogans que nous utilisons en manifestation, généralement destinés à être prononcés par un grand groupe ou une masse de personnes. A plusieurs reprises, j’ai commencé à avoir du mal à manifester en scandant ces slogans spécifiques, ma position est alors devenue assez paradoxale. Gribouiller s’est affirmé comme un moyen de surmonter ma fatigue, voire de dire ma frustration face à certains types de terminologie qui s’adressent au public. Je voulais retourner dans un lieu où je pouvais davantage agir sur les sentiments, les sensations, les intentions sans avoir à en faire quelque chose de concret pour l’autre. Quant à la question de la communication, le dessin en est une à n’en pas douter, il s’adresse toujours à un destinataire, même si, bien sûr, effectivement, il commence de manière très intime, juste en vous-même.

On pourrait voir dans le griffonnage une forme de proto-art, comme le signe d’un désir d’expression, à la fois antéreprésentatif et antédiscursif. L’acte expressif semble plus important que le résultat. Considérez-vous vos propres gribouillages, ceux que vous exposez, comme des dessins ou comme l’expression d’un geste performatif ? 

Le gribouillage intervient bien avant le stade de la représentation et je suppose que c’est ce qui le rend si intéressant. Il évite la représentation tout au long de son processus. Pour cette raison, je le considère comme un acte performatif, comme un moyen d’agir ou de parler plutôt que comme la production d’un objet visuel. C’est le cas pour les dessins que je présente dans l’exposition. J’ai dû réfléchir à la manière de ne pas les regarder simplement comme des dessins, mais plutôt comme un protocole performatif, comme le témoin d’un état ou d’un passage à l’acte spécifique. Bien entendu, ils restent des dessins, mais pour moi, il est surtout important de faire prendre conscience de ce qu’était leur intention principale.

Précisément, je me demande quel genre d’intentions un gribouillage est capable d’exprimer. J’ai pu voir à cet égard que les mots n’ont pas disparu de votre projet, qu’ils sont encore présents, sous forme vestiges, comme dans un palimpseste. Le gribouillage est-il exclusivement du côté des sentiments ou est-il capable de communiquer quelque chose dans l’ordre du discours ? 

Eh bien pour moi c’est la question clé en quelque sorte, de savoir si l’abstraction par gribouillage peut encore communiquer quelque chose de concret ou par association. Dans ma pratique, il y a donc bien une tentative de transcrire une certaine « intention » en gribouillis et de comprendre sous quels paramètres cela pourrait fonctionner. Par exemple, transcrire des intentions telles que « nous avons le pouvoir » donne un résultat visuel, un motif abstrait, très différent de celui qui traduit « je n’ai rien à dire ». Aussi, oui, vous avez raison, je n’ai pas complètement abandonné les mots dans mon projet, ils doivent pour moi servir de contexte et de point de référence. Le fait que certains mots et significations aient été présents dans l’espace de travail, avant ou après l’atelier, rendra également le gribouillage en tant qu’écriture illisible plus « lisible » j’espère.

Ce concept d’« écriture illisible », vous l’empruntez à Roland Barthes qui le développe dans L’Empire des signes, puis dans « La Sémiographie d’André Masson », dans ses études sur Cy Twombly ou Mirtha Dermisache. Il désigne une écriture pulsionnelle, l’expression d’un geste, il marque la présence du corps dans le signe. Cela signifie-t-il que tous les gribouillis sont l’expression d’une intimité ? Comment avez-vous travaillé pour que chacun s’approprie ces lignes anonymes ?

Je pense qu’on peut définitivement rapporter les œuvres de Mirtha Dermisache ou de Cy Twombly à des formes d’écriture ou de dessin « automatique ». L’acte de griffonner vient bien, selon moi, d’un lieu intime mais je ne suis pas sûr que ce soit toujours nécessaire. Il peut aussi être cultivé de manière à ce que le gribouillage collectif soit également possible, il procède alors davantage de l’interaction que d’une expérience personnelle. Dans le projet Power of Unspoken, que je vois comme une réflexion collective plutôt qu’un workshop au sens traditionnel du terme, nous avons développé une pratique en explorant la physicalité du gribouillage lui-même. Nous commencions ainsi par nous échauffer avec des gribouillis, à la manière du dessin automatique. Ce qui était crucial dans cette tentative, aussi automatique que physique, n’était pas de se laisser séduire par la composition mais de travailler consciemment contre elle, ce qui représente un défi de taille puisque nous sommes tous animés par certains concepts esthétiques, qui s’imposent à nous là aussi assez intuitivement.

Barthes a vu dans cette « écriture illisible » une « contre-écriture », une alternative au langage articulé, mercantile et rationnel (au langage occidental en général). Considérez-vous le gribouillage comme un moyen de résister à l’instrumentalisation de la langue ? Pour promouvoir un mode de communication « inaliénable » car lié au propre corps de chacun ?

Je pense que c’est là une belle façon de considérer le gribouillage, comme un moyen d’« écrire contre », une manière de dissoudre les mots et de résister aux définitions et significations prédéfinies qui leur sont associées. Il s’agit d’une tentative de faire une sorte de tabula rasa et peut-être d’effacer les marques de la rationalité, de promouvoir un moyen d’expression irrationnel, intuitif et abstrait, plus libre en tous cas, plus étroitement lié à la physicalité. S’exprimer par le mouvement plutôt qu’exprimer sa pensée, en quelque sorte.  

Je vois aussi dans votre projet une manière d’incorporer le message. Comment travaillez-vous avec le corps ? Y a-t-il une « chorégraphie » de la manifestation ? 

Dans mon précédent projet We Will Not Let You Go, la façon dont les interprètes « parlaient » et manifestaient le texte résonnait également avec leur façon de marcher, de se tenir, et de se lier aux supports sur lesquels les mots étaient inscrits. Ce sont donc bien les comportements des interprètes qui portaient leurs intentions, qui soutenaient leurs mots. Nous avons travaillé ensemble sur une chorégraphie précise pour les formes de notre expression collective, quand, comment et dans quels termes. Un message énoncé à la première personne du pluriel, au « nous », ne communique pas la même chose qu’un message personnel, à la première personne, quand un individu dit « je ». Je pense aussi que dans toute manifestation dans l’espace public, il y a un aspect de « mise en scène » ou de performance. C’est ce qui permet aux manifestants de se rassembler, de marcher ensemble…

Interrogeons cet aspect du collectif. Dans l’histoire de l’art récente, plusieurs pièces iconiques utilisent la forme de la manifestation poétique, sans mots, je pense à Parades & Changes de Anna Halprin (1965) ou The Landscape is changing de Mircea Cantor (2003), deux manières de faire de la manifestation un moment de vivre-ensemble ? 

Cette œuvre de Mircea Cantor est très inspirante, il y a très certainement un lien avec ce que j’essaie de faire. L’action du gribouillage puise cependant dans un lieu émotionnel très spécifique qui exprime une sorte d’agitation positive, comme un désir de vouloir crier visuellement, c’est cet impact que le gribouillage vise plutôt qu’un engagement conceptuel. Idéalement, il reflète le caractère, le tempérament de chacun. Ce que j’apprécie à propos des gribouillis, c’est que l’acte de griffonner est vraiment quelque chose de très personnel, et même intime. Sortir cela dans la rue, c’est aussi s’exposer en tant qu’être. Ce moment d’exposition du personnel sous un format ou dans un cadre politique me paraît intéressant. Je pense que pour créer quelque chose de collectif ou pour créer quelque chose ensemble, il faut qu’il y ait suffisamment d’espace pour le personnel, pour l’individu aussi. Je prévois de proposer ce geste à plus d’espaces artistiques ou d’institutions qui s’y intéressent. Le but est d’impliquer le plus de personnes possible. Le travail réalisé à SOMA en est une tentative.

Pour manifester cet intime, vous utilisez notamment des peintures flashy qui irritent l’œil et rendent la lecture encore moins confortable. Sans doute l’« écriture illisible » au sens de Barthes excède-t-elle sa fonction de communication en ne cherchant pas à porter un message au sens propre. Le griffonnage n’est-il pas alors autre chose qu’un acte de langage ? N’est-il pas essentiellement un moyen de se rendre visible ? 

Oui, l’écriture illisible dépasse certainement sa fonction de communication, néanmoins, elle peut quand même fonctionner comme une stratégie. Je pense que le gribouillage ne consiste pas à communiquer un contenu spécifique mais les ressorts de la communication elle-même. Alors oui il s’agit aussi de devenir visible, de s’exposer à « l’extérieur », d’être présent et donc d’utiliser l’espace public comme un espace de communication, pour éventuellement entrer en dialogue avec d’autres personnes qui occupent l’espace en même temps temps.

Quelle a été à cet égard la réaction des passants dans la rue ? Les griffonnages ont-ils provoqué le dialogue, l’amusement ou l’incompréhension ?

Les réactions des passants ont été diverses : de la curiosité à l’amusement, en passant par l’agacement. Certains s’adressaient immédiatement à nous et voulaient savoir ce que nous essayions de dire, pour d’autres c’était plutôt évident et appréciaient le geste. D’autres encore se sont sentis irrités par ces pancartes. Une chose cependant que j’ai pu remarquer, c’est que les enfants semblaient presque toujours être excités par ces signes, qu’ils y portaient moins de jugement que les adultes et pouvaient accepter les expressions abstraites pour ce qu’elles étaient, alors que leurs parents n’y voyaient qu’un non-sens.

La spontanéité des griffonnages les rend peut-être accessibles à tous. En un sens, ils sont démocratiques (tout le monde peut les faire) et même anarchiques (chacun choisit sa manière de le faire) : considérez-vous qu’il y a un potentiel révolutionnaire dans les gribouillages ? 

Oui, le gribouillage peut être réalisé par tout le monde. Je pense vraiment que dans toute réalité poétique il y a un potentiel révolutionnaire, et que les griffonnages assurent une communication sociale, qu’elle se noue autour de  ces lignes, ces gestes, ces expressions manifestement abstraites dans l’espace public (des lignes fortes, des lignes silencieuses, des éclaboussures dominantes, des courbes discrètes, des courbes impatientes, etc.). Je suis très curieuse de voir comment les revendications du public, dans une manifestation, peuvent être communiquées, à condition bien sûr que le bon contexte soit donné.

En voyant les photographies, on a le sentiment d’une certaine jouissance, d’un plaisir à être ensemble et à montrer ses griffonnages : à quoi cela tient-il ? La joie est-elle aussi une émotion politique ? 

Oui, je considère la joie collective comme une « émotion » politique. Quand les gens se rassemblent pour une raison, un motif commun, autour d’un but collectif, il y a toujours un aspect de joie qui en ressort, même si leurs revendications portent sur des questions sérieuses. Le fait de se rassembler pour une cause commune est en soi quelque chose de très positif. Pour moi, cette initiative est surtout une façon d’amener le personnel au sein d’un lieu plus impersonnel, l’espace public. Le privé peut être tout aussi politique que les actions que vous faites envers la société, au même titre que les gestes que vous faites pour vous-mêmes, votre amoureux ou votre entourage proche. C’est quelque chose qui me préoccupe personnellement, j’essaie de vivre le plus possible mes convictions idéologiques et politiques à chaque niveau de ma vie. C’est aussi pour cette raison que la mise en valeur d’une expression personnelle dans l’espace public a autant de sens pour moi.

Propos recueillis par Florian Gaité

*Exposition « POWER TO THE UNSPOKEN », du 17.10 au 19.12.2020, SOMA, lieu d’art hybride, Cours Julien, 13006 MARSEILLE

Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Exposition Power to the Unspoken, SOMA, 2020 © Fanni Futterknecht
Workshop Power to the Unspoken, SOMA 2020 © Fanni Futterknecht
Workshop Power to the Unspoken, SOMA 2020 © Fanni Futterknecht
Manifestation, Marseille, 2020 © Fanni Futterknecht
Manifestation, Marseille, 2020 © Fanni Futterknecht
Manifestation, Marseille, 2020 © Fanni Futterknecht
Manifestation, Marseille, 2020 © Fanni Futterknecht
Fanni Futterknecht, We will not let you go, 2020. Vidéo. Courtesy Fanni Futterknecht
Fanni Futterknecht, We will not let you go, 2020. Vidéo. Courtesy Fanni Futterknecht

FANNI FUTTERKNECHT – BIOGRAPHIE
Née à Vienne, Fanni Futterknecht a étudié les beaux-arts, la peinture contextuelle et la vidéo à la Gerrit Rietveld Academy d’Amsterdam et à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.
Elle a participé au CNDC à Angers en France à la recherche du spectacle vivant, de l’espace et du corps.
Source : www.fannifutterknecht.com

http://www.soma-art.org