RAPHAËL FABRE

RAPHAËL FABRE

Raphaël Fabre, CNI, 2017
Carte d’identité française authentique avec portrait fabriqué par logiciel 3D à partir d’une texture photographique, 70 x 100 cm
Courtesy Raphaël Fabre

ENTRETIEN / avec Raphaël Fabre réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet préalablement paru dans la revue Point contemporain #12- mars-avril-mai 2019

« Si ma réflexion se concentrait dans mes premières installations sur les jeux de divertissement ou de spectacle, elle évolue de plus en plus vers des systèmes généraux de comportement ou de politique. »
Raphaël Fabre

Il est devenu très fréquent que les médias nous donnent accès aux coulisses, aux vestiaires et autres espaces dits privés, autant d’antichambres où se fabrique cet être providentiel qui, exposé aux épreuves du doute, du manque de considération ou de l’incompréhension, ne peut être qu’un héros contemporain. Homme politique, sauveur social ou star du foot, webmaster ou employé chez Google, il viendra dans une arène holywoodienne civiliser les rustres, convertir à la culture de masse, les soumettre afin qu’ils apprennent les gestes de premiers secours pour mieux s’abandonner sur les réseaux et accepter le décor comme une réalité salvatrice. Entrer dans les dispositifs de Raphaël Fabre, y trouver pour seuls guides des acteurs clownesques, ne vous aidera pas à trouver votre fil d’Ariane. Vous êtes déjà perdus, tout vacille et vous ne ferez que vous enfoncer dans le spectacle de vos vies. Cette faillite prévisible des systèmes sera la vôtre sachant que votre prévoyance ou défiance n’y pourront rien. Prenez conscience que vous parcourez en toute liberté un monde qui n’est que la répétition de lui-même, avec ses extrémités, ses contingences vertigineuses avec comme seul ressort magique, votre poésie.

Comment as-tu abordé les notions de réalité ou de virtualité ?

J’ai toujours été fasciné par la capacité de reproduire et même de recréer le réel par les outils qui permettent d’inventer des mondes. En entrant aux Beaux-Arts, alors que je faisais du dessin réaliste sans jamais avoir produit d’œuvres réellement physiques, j’ai voulu profiter des cinq ans du diplôme pour composer un environnement à 360 degrés. J’ai conçu avec l’installation Opening (2015), un monde proche du jeu vidéo, avec ses bugs et ses points de vue parfois vacillants, en forme de labyrinthe dans lequel on traverse des salles toujours différentes qui, au final, sans avoir de véritables liens entre elles, racontent une sorte d’histoire. Umberto Eco explique que si on place n’importe quel individu devant cinq éléments n’ayant aucun lien entre eux, notre cerveau est ainsi fait qu’il génère une narration, à la manière du montage de Koulechov, expérimentation des débuts du cinéma montrant notre facilité à interpréter des images juxtaposées.

Une manière de faire de l’espace un tout dans lequel il est possible d’évoluer comme dans les installations Opening (2015) et Attic Salt (2016) ? 

Sans pour autant remettre en cause le white cube ou être dans une forme de critique, je voulais essayer d’en tester les limites. J’en fais un espace de projection total en le reconfigurant complètement et en le considérant lui-même comme une œuvre. J’ai ainsi créé un espace entièrement factice, avec un décor complètement faux, des cimaises en bois comme au cinéma et des acteurs costumés qui racontent n’importe quoi en répétant des phrases en boucle et en ne répondant pas aux spectateurs. Mon point de départ étant le faux et m’intéressant à la question de la fiction dans les systèmes hollywoodiens de divertissement ou même dans le jeu vidéo, mon idée est aujourd’hui encore de sonder jusqu’où je peux aller dans la mise en place d’un décor : conjuguer espace et fiction, et rendre actif un ensemble qui paraît le plus réel possible. Utiliser les réseaux sociaux, le site internet d’une société fictive, solomoncoster.com, et tous ces outils numériques qui sont désormais pour la plupart en libre accès, sont un moyen d’implanter de la fiction ou des jeux dans le réel.

N’est-ce pas aussi satisfaire la curiosité de voir la mécanique du faux, de montrer comment est créée l’illusion du vrai ?

L’idée d’entrer par une porte de service me fascinera toujours car elle permet d’accéder à l’envers du décor ou à la salle des machines. Je compose des labyrinthes nous faisant emprunter une succession de portes de secours dans un univers fermé dont il n’est plus possible de sortir. La porte de secours est devenue une ouverture par laquelle je tente d’accèder au cœur d’un système pour voir comment il fonctionne et par quelles règles il est régi. Une étude dont une des finalités est de voir quels sont les moyens à notre portée pour évoluer dans un espace sous contrôle.

Une réflexion sur les systèmes politiques qui a trouvé un développement dans la question des utopies avec l’invitation de Nicolas Bourriaud à travailler sur Charles Fourier ?

Afin que des utopies telles que Charles Fourier ou Thomas More les ont pensées puissent exister, il est impératif qu’un nombre de règles très strictes soient respectées, que tout soit parfait sinon elles sont immanquablement vouées à l’échec. Un certain autoritarisme anime Charles Fourier et peut sembler contradictoire vis-à-vis de la manière dont il présente son utopie. De même, les outils nous permettant de concevoir des mondes complètement incroyables sont très mensongers et dangereux car ils sont souvent les mêmes qui servent à oppresser et à contrôler une population. Le divertissement hollywoodien avec ses budgets sans limite a la possibilité de mettre en place des univers gigantesques dans lesquels on entre vraiment et qui se poursuivent même en dehors du film. Des outils de fiction qui deviennent en politique ceux de la manipulation, pour créer des fictions afin d’orienter les pensées. À cette invitation de Nicolas Bourriaud à réfléchir sur l’utopie selon Fourier, j’ai répondu en créant l’installation Paradise Lost (2016) dont la narration se construit à partir d’indices disséminés qui ont des liens contradictoires entre eux. Une manière là aussi comme l’installation aux Beaux-Arts, d’entraîner les visiteurs dans un labyrinthe. 

Tout en nous donnant le sentiment d’évoluer en toute liberté…

Je souhaite construire des espaces mentaux qui composent un tout, une sorte de palais mental qui peut tout autant être issu de la mémoire ou d’un rêve, que de l’imagination. Un lieu qui peut être considéré comme réel même s’il n’a pas de logique. Je ne donne aucune solution pour nous guider ou s’en échapper car j’y ai placé nombre d’informations contradictoires qui n’aident pas du tout les spectateurs. Je veux les entraîner toujours plus avant vers des impasses. Je mets en place des sortes de boucles avec des fictions se racontant et qui ne sont là que pour parler d’elles-mêmes car elles deviennent plus importantes que nous.

Un sentiment de non-sens que renforce souvent la présence de performeurs ?

Les performeurs ne répondent pas aux spectateurs car ils sont pris dans leur propre boucle. Leurs gestes donnent un sentiment de faux car ils peuvent indéfiniment se poursuivre même sans public. Les performeurs comme des acteurs de cinéma ou des personnages de jeux vidéo, amènent une intensité émotionnelle, convoquant des scènes que l’on a déjà vues ou des souvenirs plus personnels. Je fais de plus en plus appel à des figures d’autorité venant du milieu médical ou de la sécurité. L’idée est de confronter les spectateurs avec des personnages qui sont faux mais qui, par leur statut, conservent une influence. Au project space Les Barreaux, il s’agissait d’un médecin et d’une infirmière qui s’animaient avec un protocole très précis en fonction des gestes des regardeurs. Toucher les barreaux, prendre une photo, déclenchait une réaction. Quand le public a compris le fonctionnement, il a commencé lui-même à s’animer et à se conditionner pour activer les performeurs. Au Musée du judaïsme, lors de la Nuit Blanche, trois faux vigiles mêlés à une importante sécurité, faisaient de manière très chaplinesque des actions poétiques ou absurdes. Dans cet espace très normé, j’avais disposé des cordons de file d’attente, tels qu’il en existe dans les musées ou aéroports, en une forme de labyrinthe avec des impasses, des chemins inutiles. Une manière très ludique de voir comment nous réagissons face aux formes de conditionnement, comment nous nous adaptons à la contrainte ou au contraire y résistons, sachant que jamais je n’énonce les règles.

Cela ne montre-t-il pas aussi qu’au XXIe siècle même l’identité est une mise en scène car nous accédons rarement à la personne physique ? La pièce CNI (2017) est une œuvre dont le retentissement a d’ailleurs été viral avec beaucoup de presse.

La notion de virus, d’environnement pollué par de la fausse information est en effet omniprésente. La création d’une carte d’identité comportant un portrait fabriqué de manière presque entièrement numérique a été un moyen d’insérer, par un léger décalage, du fictionnel dans le réel. Un geste qui n’est pas en soi négatif mais qui montre que le faux peut s’insinuer, à la manière d’un virus, dans un système pourtant très contrôlé. Toujours, nous apprenons d’un système et nous interagissons avec lui, même quand les règles ne sont pas clairement énoncées. Le retentissement médiatique a fonctionné grâce aux réseaux sociaux. C’était une manière de voir comment elle allait être perçue par le grand public et la presse. La médiatisation fait partie intégrante de la façon dont désormais je conçois mes pièces, car cela traduit la manière dont elle s’enfonce dans le réel avec cette idée que ce sont les gens qui, par leurs gestes (like, partage, commentaires…), leurs interprétations et leurs opinions produisent cet ancrage. 

Cette question du faux qui s’ancre dans le réel est également au cœur de ta pièce salvator_mundi (2018) qui reproduit une œuvre de Léonard de Vinci ou celle qui fait disparaître la statue de la Liberté…

J’ai reproduit cette œuvre de Léonard de Vinci en utilisant seulement des logiciels gratuits en open source, comme pourrait le faire un faussaire, un programmeur de jeux vidéo ou un décorateur à Hollywood, le plus fidèlement possible jusqu’à essayer d’atteindre ce point ultime où le faux est quasi comparable au vrai et pourrait se confondre avec lui. Concernant la disparition de la Statue de la Liberté, sur l’invitation de Bérénice Serra, j’ai travaillé sur l’idée de réalité dans Google Street View. J’ai choisi, juste après la crise ICE qui a vu des milliers de familles mexicaines séparées de leurs proches, de supprimer la statue des différentes vues à 360 degrés prises à proximité de son embase et de reposter, comme Google Street View le permet, ces photos aux points géographiques correspondants, soit près de 2000 images sur lesquelles des internautes peuvent potentiellement tomber. Ces images ont aujourd’hui 500 000 vues, sans savoir si ce sont de vrais utilisateurs, des bots Google ou autre chose. J’attends de voir comment cette action peut se développer ou non, de manière organique. On vit dans une époque où on est en capacité, avec les moyens technologiques et numériques, de créer des faux parfaits qui peuvent aisément remplacer le vrai.

Une étude sur ce rapprochement que tu vas poursuivre au CAC La Traverse ?

J’y présente Le Navire de Thésée qui est un concept philosophique venant du mythe. Voulant conserver dans le plus parfait état le bateau du héros qui a tué le Minotaure dans le labyrinthe, les Grecs ont dû remplacer une à une ses planches qui pourrissaient au point qu’il n’en restait plus aucune de l’embarcation d’origine. Se pose alors la question de savoir s’il s’agit encore du bateau de Thésée ou d’une copie. Un questionnement que l’on peut retrouver dans tout mon travail. À travers ce concept, je souhaite introduire des réflexions sur la mort, le transhumanisme mais aussi de manière plus littérale avec le motif du bateau sur une société en train de sombrer. Je rends compte d’un sentiment d’instabilité propre à notre époque, de l’effondrement d’un système comme une épée de Damoclès. Je pense qu’il est possible de comparer l’avènement de l’ère industrielle à celle du numérique car toutes deux véhiculent des cauchemars et des fantasmes sur une humanité définitivement remplacée par des machines avec cette ambiguïté persistante entre les bienfaits et les dangers de la technologie.

Raphaël Fabre
Né en 1989
Vit et travaille à Paris

www.raphaelfabre.com

Raphaël Fabre, salvator_mundi, 2018 Reproduction du Salvator Mundi de Leonard de Vinci en digital 3D installation, .xcf, impression numérique, cadre, bois Courtesy et photo Raphaël Fabre
Raphaël Fabre, salvator_mundi, 2018
Reproduction du Salvator Mundi de Leonard de Vinci en digital 3D installation, .xcf, impression numérique, cadre, bois
Courtesy et photo Raphaël Fabre
Raphaël Fabre, Attic Salt, 2016. Installation, son, sable. Courtesy et photo Raphaël Fabre
Raphaël Fabre, Attic Salt, 2016.
Installation, son, sable.
Courtesy et photo Raphaël Fabre