La réforme de Pooky

La réforme de Pooky

Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg

EN DIRECT / Exposition La réforme de Pooky jusqu’au 08 mai 2022, Kunsthalle Friart Fribourg

Commissariat de Grégory Sugnaux, Paolo Baggi et Nicolas Brulhart

avec Fabienne Audéoud, Sarah Benslimane, Elise Corpataux, Gritli Faulhaber, Sophie Gogl, Jasmine Gregory, Nanami Hori, Tom Humphreys, Marc Kokopeli, Matthew Langan-Peck, Jannis Marwitz, Sophie Reinhold, Marta Riniker-Radich, Christophe de Rohan Chabot, Thomas Sauter, Grégory Sugnaux, SoiL Thornton, Amanda del Valle, Jiajia Zhang

Le champ de la peinture contemporaine occidentale a toujours été marqué par des velléités de réformes, des proclamations visant à garantir le maintien de sa vitalité et à défendre sa légitimité dans un milieu et une époque “culturelle”. Cette perfusion discursive semble aujourd’hui s’être diluée, laissant place à un anything goes, dont la seule jauge d’appréciation est celle d’une originalité relative. La Peinture ne semble plus être le site conflictuel qu’elle a été. La réforme apparaît alors comme une opération pour la forme sur un cadavre annoncé et certain·e·s artistes s’en délectent.

Sophie Reinhold construit sa M E N A C E par une succession de toiles au message clair. De plus près, leurs enluminures arborescentes rappellent la symbolique mythique des livres de contes. Cet aspect désuet annonce une morale ambiguë : la menace se propage par les chuchotements d’une végétation recouvrant lentement le cadre pictural et ses ruines. La peinture à la tempera sur bois de Jannis Marwitz agit comme une icône fragile qui ne doit son autorité mystique qu’à l’emprunt de certaines conventions iconographiques. L’observation plus minutieuse de l’œuvre fait apparaître les aspects d’un comique spirituel. La révérence à la peinture se comprend ici par une certaine dose d’anxiété et d’humour, traduisant la réalité désordonnée du médium aujourd’hui. Dans l’œuvre de Tom Humphreys, les bandes noires en surface barrent l’accès au plaisir visuel et à l’expressivité dansante du pinceau. L’obstruction partielle du motif mo- derniste en arrière fond indique une peinture domestiquée; une tradition qui s’est fondue dans les murs sur lesquels elle est exposée et contenue.

Sophie Reinhold, 2021, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Sophie Reinhold, 2021, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Jannis Marwitz, Untilted, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Jannis Marwitz, Untilted, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Tom Humphreys (à gauche) et Christophe de Rohan Chabot (à droite)
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg

Le délitement de l’espace institutionnel de la peinture ne sape donc pas entièrement le potentiel critique d’un engagement pictural. Si la peinture ne se pense plus comme problème institutionnel, elle semble diriger son attention vers sa qualité expérientielle. Gritli Faulhaber interroge cette présence par une peinture clivée, à la manière d’un livre ouvert et posé à plat. Deux registres, l’un expressif (à propos de l’émergence de l’image) et l’autre diagrammatique (à propos des conditions de la perception) se marient stylistiquement mais se court-circuitent intellectuellement. L’abstraction de Thomas Sauter présente une vitalité fauviste, lui donnant une forme de franchise et de profondeur. La peinture compose une forêt de signes qui questionne le point d’émergence de la représentation et les conditions visuelles et spatiales de son expérience.

Dans l’inflation anarchique du digital, chaque image est le reflet d’une autre, échangée, récupérée, digérée puis régurgitée à un autre bout des flux du réseau. La réforme de Pooky prend acte de cette confusion dans laquelle un geste, une couleur, un signe se retrouve déformé d’une image à l’autre. Dans ce marasme pictural, les artistes adoptent des attitudes contradictoires. La toile d’Elise Corpataux feint de s’ancrer dans un lieu spécifique pour nous orienter sur sa provenance. Mais son authenticité est générique et ne fait que renforcer son potentiel d’appropriation et de diffusion. Les artistes portent une attention à ce qui se passe au-delà du tableau, s’immisçant dans des imageries et des gestuelles surcodées. Les dessins d’Amanda del Valle sont liés entre eux par des chaînes aussi kawaï que masochistes, infusant la vie à ces images mignonnes mais rudes, inoffensives mais brutales. Les corps sont des créations dysmorphiques d’une esthétique japonaise devenue phénomène culturel global, des inflations érotiques qui rendent à l’observateur·trice son regard jamais innocent.

La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
à gauche : Elise Corpataux
sur le mur à droite : SoiL Thornton
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Grégory Sugnaux, Sylvester, 2022. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Grégory Sugnaux, Sylvester, 2022. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Amanda del Valle, 2021-2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Amanda del Valle, 2021-2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg

Une opposition comparable structure les dessins de Marta Riniker-Radich où la technique minutieuse et attentive contraste avec l’activité de figures en prise avec des dispositifs d’isolement sensoriel que viennent souligner des injonctions au rendement, à l’économie de soi ou même à un repos productif. Cette isolation du sujet se retrouve dans l’oiseau personnifié de Sophie Gogl pris en tenaille dans un retour de selfie. Plongé dans un décor flou, son corps devient le corps de l’image, l’écran du téléphone un tableau dans un tableau. Un jeu comique qui fait des figures des créatures autonomes et ridicules, peut-être les dernières à pouvoir agir. Grégory Sugnaux extrait de ces jeux d’observations une haunted image, une image sombre et obsédante devenue phénomène de forums internets qui prolongent des aspects d’un jeu vidéo dans une communauté réelle. Ces déformations corporelles et chromatiques à la gouache en font une image consciente, où le personnage en arlequin semble hanté par nous-mêmes, plutôt que l’inverse.

Face aux logiques de capture qui structurent les identités, la peinture cherche au contraire à nous disposer au monde actuel, à nous faire penser de manière située à partir d’une rencontre esthétique. Le chien de Jasmine Gregory pose d’une manière hyper-théâtrale, conscient d’être le sujet central d’une représentation em- pruntant aux codes iconographiques du portrait. D’autres éléments symboliques (le coquillage de Botticelli, la pomme rouge de Cézanne) se réfèrent à un large éventail d’une production occidentale (et quasi-exclusi- vement blanche) de la peinture, brouillant son discours dans un assemblage humoristique et grinçant. Sarah Benslimane intègre elle aussi des jeux formels provenant d’une histoire de l’art vulgarisée sur laquelle elle porte un regard caustique. Sa peinture imposante faite d’aplats laqués de couleurs acides pousse à bout un régime scopique et plastique factice, une objectivité brisée par une expressivité en dent de scie.

Jjajia Zhang, Beautiful Mistakes (after LB) (detail), 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Au premier plan : Jjajia Zhang, Beautiful Mistakes (after LB) (detail), 2022
à droite : Gritli Faulhaber
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Jasmine Gregory, Loosy Luicy Apple Juice, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Jasmine Gregory, Loosy Luicy Apple Juice, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Sarah Benslimane, 5 fois 4 dans tes yeux, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Sarah Benslimane, 5 fois 4 dans tes yeux, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg

De notre consommation d’images naît une sensation inédite : la proximité compressée engourdit l’esprit. Des œuvres commentent ce nivellement, cette mise à plat sourde et anesthésiante. La vidéo de Marc Kokopeli (screening room) reprend le mur, motif classique de la peinture moderne pour obstruer un documentaire de dix- sept heures sur l’histoire héroïque des gens de New York. L’œuvre détourne la narration d’un mythe collectif si important pour la construction des capitales culturelles, pour le diluer dans une expérience audio-visuelle frustrée. Dans la vidéo de Jiajia Zhang, le son et l’image entrent dans un chassé-croisé qui insiste sur nos lectures projectives et désirantes des images du monde et des mots qui les doublent. Alors que la voix de le·la théoricien·ne culturel·le Lauren Berlant évoque l’importance de se déprendre de son objet, le balayage poétique de la caméra cherche le hors champs, l’image quelconque d’une réalité réifiée où les émotions sont régies par une infrastructure transactionnelle globalisée. Cette dimension transitive se retrouve dans l’objet de Christophe de Rohan Chabot façonné par une expérience de la consommation qui met joyeusement à jour l’esthétique minimaliste à l’âge du capitalisme sémiotique. La représentation pixellisée tient d’une rudesse malheureuse, un NFT qui aurait déjà capitulé et serait retourné au monde physique dans une vengeance jouissive. Pour couronner ce commerce du style en peinture et rappeler les liens causals entre art et gentrification, Fabienne Audéoud organise une boutique dans Friart. Chaque peinture est mise en vente pour le modeste prix de cinq francs, leur catalogue de vente à vingt francs. Les pulls sont eux aussi à saisir, pour cinquante francs pièce, ouvrant la voie à des types d’identification entre spectateur·trice·s et vêtements aux codes banaux, basiques, passe-partout ou BCBG, c’est selon. L’aspect visible de la pièce de SoiL Thornton Labor Cont(r)act (assisted) (Friart Kunsthalle), 2022, se réduit à un numéro de téléphone peint à la bombe sur le mur de l’entrée ; l’artiste représenté dans l’exposition place ainsi au centre de l’attention une dimension refoulée qui contribue aux conditions (institutionnelles, personnelles ou contractuelles) de son invitation.

Marc Kokopeli, Elly 2003-2018, 2022. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Marc Kokopeli, Elly 2003-2018, 2022. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
à gauche : Nanami Hori
à droite : Thomas Sauter 
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Fabienne Audéoud, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Fabienne Audéoud, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg

La réforme de Pooky organise toutes ces pratiques dans un ensemble compact où les superpositions lui donnent un caractère insaisissable, en dehors d’une exposition qui défendrait une certaine peinture ou une certaine manière de se comporter avec son médium. A Friart, ces pratiques ne sont pas situées dans une hiérarchie du goût, ou dans des scènes picturales spécifiques, mais plutôt dans une ambiance du temps. Les références à la culture populaire chez Nanami Hori s’activent par une peinture qui teste ses frontières symboliques, une manière de construire des images qui tient autant des dessins animés américains que du manga japonais. En d’autres termes, un festin visuel qui invite tout le monde à s’asseoir à la table du banquet (et vous feriez bien de le faire, puisque vous ne pouvez pas y échapper), un free lunch où toute analyse sémiotique est à saisir au plus offrant d’entre vous. L’œuf peint de Matthew Langan-Peck vient saisir ce point nodal, refusant un postulat clair pour préférer la présence maladroite d’une potentialité intérieure. Le geste pictural inachevé en fait un œuf de pâques qui peine à être complété, une vulnérabilité politique qui refuse de capitaliser sur un discours pour préférer un suspense cinématographique, une situation laissée ouverte, à déchiffrer.

Matthew Langan-Peck, 4 Baskets 5, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Matthew Langan-Peck, 4 Baskets 5, 2021. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
au centre et à droite : Sophie Gogl
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Vue d’exposition La réforme de Pooky, 2022, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Marta Riniker-Radich, 2020, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg
Marta Riniker-Radich, 2020, Kunsthalle Friart Fribourg. Photo Guillaume Python, Courtesy Kunsthalle Friart Fribourg