TRANSPLANTÉS, LUNA ACOSTA

TRANSPLANTÉS, LUNA ACOSTA

Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares

EN DIRECT / Exposition transplantés de Luna Acosta, jusqu’au 05 mars 2022, Dos Mares, Marseille

commissaire de l’exposition Matías Allende

Trasplantados fait référence à la terre et à la floraison. A l’instar de la racine en terre lointaine qui est censée germer comme dans la sienne, les citoyens des deux bords du continent ont été transplantés dans des mouvements régionaux dans les Amériques, dans des endroits éloignés et isolés. 

Dans le livre Los trasplantados (1904), Alberto Blest Gana fait référence à ces Latino-américains qui émigrent par choix à Paris (le « centre de relégation culturelle de l’Occident », comme le pense l’écrivain uruguayen Ángel Rama), pour y faire leur vie quotidienne, à la recherche d’un lieu où ils puissent se sentir à leur place. Eux, en dehors du Chili où ils sont nés et ont grandi, vont y chercher ce qui pourrait être interprété comme une autre option d’être, ils vont y grandir et pourtant ils continueront à être transplantés.

La migration révèle ce que nous ressentons tous à un moment ou à un autre : un éloignement qui suscite le besoin urgent de bouger, de chercher une existence dans un endroit où nous pouvons nous sentir à notre place.

Les transplantés, délocalisés comme les personnages de Blest Gana, ou sur-localisés comme ces libéraux des guerres d’indépendance américaines, migrants de souche, dont les parcours se sont poursuivis par des luttes émancipatrices qui ont déterminé la nouvelle identité de l’Amérique. Ces délocalisés de Blest Gana ont réécrit et ont oublié l’histoire qui existait déjà, façonnant les nations, raccourcissant les territoires, délimitant les terres, faisant disparaître les peuples et finalement transplantant ces coutumes que nous croyons aujourd’hui être les nôtres.

Aujourd’hui, les frontières de l’Amérique latine, qui n’ont pratiquement pas bougé depuis l’Institutionnalisation de la République comme forme de gouvernement dans la majeure partie du continent, connaissent l’un des plus grands mouvements migratoires de l’Histoire. Ce flux est le produit de la privation économique dans certains territoires ou de la précarité sociale dans d’autres, dans la plupart des cas les deux. La violence à laquelle les populations sont constamment soumises les a amené à se délocaliser d’une partie du continent à une autre, là où l’unité linguistique de la majorité et le partage de certaines traditions quotidiennes laisseraient penser que le déracinement pourrait être moins sévère. La vérité est que les couleurs de peau, la force ou la faiblesse de leur voix, les différentes subjectivités qui émergent en matière de sexualité, entre autres, sont des facteurs qui ont conduit à la radicalisation des différences au XXIe siècle dans ce continent, qui reçoit de partout des composantes mutantes de l’américanité et qui s’obstine à refuser le mélange et le métissage.

transplantés est une exposition évolutive de l’artiste Luna Acosta avec un premier vernissage composé des œuvres qu’elle a fait en Amérique Latine et à Barcelone. A la fin de sa résidence un deuxième vernissage a eu lieu ; et, finalement une intervention à l’Université du Chili à Santiago aura lieu au second semestre 2022.

transplantés. Syndrome d’Ulysse

– second vernissage 4 mars. Marseille

La première partie de transplantés avait pour point de départ les recherches que l’artiste Luna Acosta menait en 2015, à Santiago du Chili. C’est là qu’elle a commencé un voyage parmi les communautés de migrants, surtout colombiens pour comprendre comment ces migrations provoquaient la reformulation un racisme structurel qui accompagne la société chilienne depuis ses origines et qui a été ressenti tout au long de l’Histoire tant par les peuples préexistants que par les secteurs populaires. Les dernières décennies de boom économique au Chili ont attiré des ressortissants de pays voisins ; les migrants se sont installés principalement dans le Nord du pays, une région minière avec un certain nombre d’emplois de services.

De ce cadre historique, il faut comprendre que l’œuvre de Luna Acosta se déploie comme une réaction à une force externe, un poids qui tombe sur elle, sur son contexte ou sur son histoire. Ce déploiement est une force d’opposition, qui lui répond et qui, presque dans un processus dialectique, cède la place à la construction d’un objet vital. Concrètement, il s’agit d’une proposition d’œuvre qui va au-delà de la seule dénonciation, manifestant une position vindicative et résistante.

Ce projet, réalisé pour la première fois à Marseille sept ans plus tard, nous avons pu assister aux recherches de Luna avec la magnétite portée sur des toiles, imprimées grâce à la cuisson alchimique qu’elle en fait. Les tissus sont un support constant dans la production de l’artiste, non seulement pour des questions liées au symbolisme que l’œuvre textile porte en elle-même, mais aussi parce qu’elle peut la suivre, l’accompagner dans son corps migrant avec les diverses trajectoires que prend sa vie. 

Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares

La magnétite, en revanche, est quelque chose de plus structurel, elle est partout, et ses recherches relient précisément ce matériau au comportement naturel (dans sa double signification, comme processus et comme composition biologique). La magnétite est un oxyde de fer cristallisé et son nom dérive précisément de sa condition magnétique ; ce minéral provient du centre de la terre et pousse les métaux à rechercher le pôle sud (et non le pôle nord comme le font les boussoles). Il fait partie des micro-organismes et des êtres dotés d’un système nerveux complexe, comme les mammifères, dont beaucoup ont le minéral dans leur cerveau, relié au reste de leur corps, ce qui explique que les albatros, les baleines, les pingouins et les hirondelles puissent migrer chaque année, à chaque changement de saison. Les humains ont également de la magnétite dans le cerveau, la différence étant qu’après des milliers d’années de sédentarité, nous avons été déconnectés du système nerveux central.

Cette recherche que mène Luna Acosta, et que nous avons vue dans la première partie de transplantés, ne fait pas que mettre symboliquement en relation ces êtres et nous-mêmes dans une condition naturelle, sinon aussi bien pour en revenir à l’objet de recherche de l’artiste, la migration n’est pas seulement un droit humain, mais aussi une condition naturelle. Par conséquent, les « crises migratoires » ou « le problème des migrants » avec ses violences, sont une invention humaine.

La procédure technique et d’investigation ayant été bien appréhendée1, et les enjeux convenus, principalement l’extractivisme du premier monde qui provoque dans sa déprédation, comme facteur structurel, les flux migratoires ; qui disposons désormais d’une base solide pour évaluer les effets immédiats ou à long terme sur les personnes qui migrent dans des conditions indescriptibles. La migration, comme nous l’avons déjà mentionné, fait partie de la vie des oiseaux et des bactéries, cependant, pour le cas humain, nous ne pouvons pas dire que ce déplacement soit similaire, comme l’a montré Blest Gana il y a plus d’un siècle avec son roman ; puisque l’inégalité (entre hémisphères, pays, régions et secteurs sociaux) efface tout caractère « naturel » de la migration et ramène aux conditions de classe, et à la façon dont celles-ci déterminent « si vous êtes » un migrant ou non et, surtout, les possibilités d’acceptation et d’adaptation. La « crise migratoire » est déterminée par ces conditions structurelles et historiques, et l’une des questions auxquelles il faut réfléchir est de savoir ce qui est en crise et qui est réellement touché. En d’autres termes, nous ne pouvons pas ignorer la relation intrinsèque entre le capitalisme, le racisme et les conditions de déplacement pour produire le « syndrome d’Ulysse », une série de maux du corps des migrants2.

Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares

Los trasplantados d’Alberto Blest Gana, séduisant par la dose d’humour avec laquelle l’auteur chilien traite le problème de ce que l’on pourrait appeler comme « colonialisme interne » (exprimé dans le cas des chiliens qui ont voyagé à Paris), un concept inventé par le mexicain Pablo González Casanova il y a presque 50 ans et qui démontre la continuité de cette préoccupation dans le champ culturel Latino-américain. Le colonialisme est un phénomène à la fois international et intranational, selon González Casanova, où l’indépendance politique a conduit à la formulation d’un désir d' »indépendance totale », qui génère à son tour de nouvelles relations de subalternisation au sein de la société « indépendante », compris parfois comme un répondre aux même dynamiques néocoloniales.

Ainsi la recherche de Luna Acosta se poursuivra, sous le nom de transplantés. Syndrome d’Ulysse l’intériorisation par l’artiste du contexte culturel et économique d’un état de stress chronique qui affecte les migrants en raison des conditions hostiles auxquelles ils sont confrontés et qui, comme toute condition, peut se manifester de multiples façons. Il faut donc souligner que la migration n’est pas une situation traumatique en soi, c’est une personne qui se stresse parce que l’environnement l’a amenée à se comporter de manière réactive à ce même environnement.

Réfléchissons donc à ce que l’écrivain tunisien Albert Memmi a déjà signalé à propos de la construction du corps du colonisé, une manière de comprendre le corps du migrant en fonction de ces hiérarchies : La migration vers le nord s’impose comme une nécessité matérielle de survie, mais aussi comme un désir instillé par la culture hégémonique, la culture locale colonisée et la culture métropolitaine colonialiste, d’où la pertinence de penser la métropole comme paysage et horizon (Memmi). Ce passage pourrait sans doute être lié à la critique cinglante de Blest Gana déjà mentionnée dans le cas des élites latino-américains. Cependant, l’élite locale démontre un caractère plus conservateur que le colonialiste métropolitain lui-même, la Métropole doit rester telle qu’elle est, donc la colonie est un lieu d’oppression où une structure hiérarchique est appliquée et administrée sous mandat, donc l’élite locale est un « germe de corruption pour la métropole » car elle pourri une structure de la périphérie vers le centre ; mais, en même temps, rappelons que la « colonie » est elle-même dans la métropole (à cause du colonialisme interne).

Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares

Pourquoi mentionner la question du colonialisme dans le processus migratoire ? En raison des hiérarchies évoquées plus haut et clairement mises en évidence dans les travaux de Blest Gana, González Casanova et Memmi : d’une part, les élites colonisées qui entreprennent des voyages vers ce qu’elles reconnaissent comme la civilisation sans avoir à payer le prix d’être nommées et traitées comme des « migrants », et d’autre part, l’envers de ce voyage, celui des personnes racisées et pauvres qui sont blésées pour avoir cherché la même civilisation qui, dans ce cas, les expulse. Le racisme est le résumé de la relation asymétrique qui existe dans toutes les formes de colonialisme qui ont existé et existent encore dans le monde3.

Dans transplantés. Syndrome d’Ulysse, le support lié aux tissus teints par la magnétite a déjà été défini, cependant, comme nous l’avons déjà mentionné, ce deuil migrant sera travaillé dans les corps des individus issus des ex-colonies. Une forêt de tissus est placée pour la première fois au-dessus de la salle de la rue Vian et des images projetées traversent une salle obscure. Ces vidéos de type found footage font toujours référence à quelque chose de plus organique, minéral et géographique, mais avec des clins d’œil à d’autres éléments corporels, sociaux et géopolitiques, qui manifestent finalement l’étape suivante de la recherche. Ainsi, dans cette salle obscure, éblouis par moments par les mêmes vidéos qui se croisent, se contaminent et exsudent des images, les spectateurs frôlent les tissus magnétisés et les autres visiteurs, faisant de cette installation (encore davantage un essai qu’une œuvre, comme l’artiste le définit elle-même), un corps collectif qui brise l’individualité de chacun.

En résumé, Luna Acosta propose de parler de la migration autrement, car ce processus global et géopolitique peut être abordé à travers d’autres discours, il faut insister sur le fait que la migration n’est pas une invention humaine mais un processus vivant qui implique la survie par le mouvement : une partie de la vie est biologique et l’autre sociétale. 

1 Par exemple, l’artiste peut déjà contrôler le degré d’oxydation de la magnétite en réduisant l’humidité ambiante.
2 José Achotegui en 2002 a été inventé le concept. 
3 Le racisme en tant que phénomène historique et sociologique comporte fondamentalement trois éléments, nous dit Memmi : la découverte et la mise en évidence des différences ; la hiérarchisation de ces différences au profit des secteurs dominants ; et, enfin, la prise des différences dans l’absolu, en les transformant en une distance infranchissable. La surprenante actualité de ces éléments est bouleversante.

Matías Allende

Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d'exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares
Vue d’exposition transplantés de Luna Acosta. Courtesy Dos Mares

L’exposition bénéficie du soutien de Dos Mares avec Institut Français Chili, Institut français Paris, Ville de Marseille, Generalitat de Cataluña, Centro de Estudios Culturales Latinoamericanos – Universidad de Chile y Cátedra Racismos y Migraciones Contemporánea – Universidad de Chile