L’ECART

L’ECART

PAR LINO CASTEX DANS LE CADRE DE « HÉTÉROTOPIES »

« le propre de l’écart (…) est de maintenir l’autre en regard dans la distance ouverte. Ce faisant, il laisse apparaître de l’entre entre l’un et l’autre, entre qui met en tension par la mise en regard : d’où vient la capacité libérée de réfléchir l’un par l’autre, l’un dans l’autre et d’échanger. »
François Jullien, Moïse ou la chine, chapitre 2, P71, éd L’observatoire, 2022

La philosophie vient après le monde, après les hommes, après les arts. 
La philosophie est débile parce qu’elle arrive toujours trop tard. 
Après le chaos, après la grâce. 

Au contraire, l’homme, l’art et le monde paraissent naître en même temps. L’art de la peinture rupestre est la première marque d’hominisation de l’homme et de la même manière, l’art est impensable sans le monde et sans l’homme. Aux origines, l’homme est créateur et la nature modèle (Selon les analyses de G. Bataille dans La peinture préhistorique : Lascaux, ou la Naissance de l’Art, 1955).

De l’art naît donc la première preuve phénoménologique de l’homme-dans-le-monde par la représentation qui le fait advenir dans son intentionnalité. Dans l’art l’homme apparaît et se pose comme habitant-le-monde. Il est le passage à l’humanité parce qu’il se situe au commencement de l’humanité accomplie. Il est l’expression sensible, l’exhibition de notre présence dans le monde. L’art suppose l’homme apercevant le monde et engendre la preuve du cosmos, la scènepréalable de toute intention humaine. De récentes découvertes archéologiques démontrent cette consubstantialité profonde de l’homme, du monde et de l’art1 : le rapport de l’homme au monde est intuitivement artistique. Pour preuve la correspondance établie entre les premiers instruments de musique (fémurs de jeunes ours percés datés entre 50 000 et 60 000 ans avant notre ère), des « marqueurs acoustiques » et les emplacements des fresques peintes. Les arts préhistoriques sont la trace de l’intention fondamentale du rapport de l’homme à l’espace. La musique de ces flutes préhistoriques permettait aux hommes de se déplacer en prenant conscience de leur présence dans un monde, de l’explorer et –surtout- d’y laisser des traces sensibles. Le spécialiste du chant harmonique et des monodonies anciennes, Iégor Reznikoff constate cette incroyable découverte « Plus ça sonne, plus vous avez de peintures ! ». Cette approche intuitive qui découle d’une restitution sensible de la conscience de notre présence dans le monde révèle la nature spontanément mondaine de l’homme. L’homme primitif est un vivant « vivant le monde » à la manière Husserlienne (Lebenswelt), et les arts sont la preuve de son positionnement dans le monde, de son humanité.

De l’art naît donc du sens : la représentation (mimesis) est fondamentalement une structure de renvoi. De l’art naît même des fonctions : se souvenir, se repérer, se faire plaisir, s’évader et tant d’autres. De quel droit, alors, la philosophie pourrait-elle intervenir dans la pensée de l’art ?

A peu près tout s’engouffre dans ses entrailles conceptuelles, et même ce qui apparaît pour à peu près tout le monde comme ce qu’il y a de plus opposé au concept, à l’abstraction de la théorie : le désir, l’amour, l’amitié (rappelons qu’elle est étymologiquement « amour de la sagesse ») et l’art. Dans la relation herméneutique de la philosophie et des arts, il y a donc l’art, puis la philosophie, ou plutôt l’art d’abord et la philosophie après. Et cette préséance de l’art, qui est bien plus puissant, bien plus utile à l’homme devra donc se traduire par une humilité de méthode. 

Notre approche sera donc celle d’un dialogue -conscient de l’écart, du pas de côté contemplatif entre les pratiques artistiques et la philosophie. Je pense ici l’écart à la manière de François Jullien dans sa théorie de l’étude des langues. L’écart n’est pas la différence. Il est la conscience d’un quelque chose « entre » qui unie et distingue deux langues c’est-à-dire, deux manières de dire. « L’écart est un concept, non plus qui fixe et fige, mais génétique et dynamique : tandis que la différence étiquette le donné, l’écart maintient ouvert un avenir. (…) l’écart est aventureux. Il élargie l’horizon, déploie le champ des possibles »2. Peut-être parviendra-t-on alors à observer que souvent les mots et les œuvres servent à dire les mêmes choses. 

Peut-être même que l’art et la philosophie ont cela en commun : le travail de l’écart, le plaisir de la tension ? Commençons d’abord par les arts. Ils sont des systèmes référentiels : ils disent des choses, ils montrent des choses, portent du sens, et dans le même temps ils tiennent lieu, ne s’effacent pas derrière un sens auquel ils renvoient. L’art est une forme qui appelle au déchiffrage mais qui dit : « je suis là et je suis là pour autre chose que moi-même ». L’œuvre est visible, elle apparaît, se montre, entre en scène et en même temps elle est lisible, on en parle, on l’analyse. Toute l’intensité de la figure artistique réside dans cette tension, dans l’équilibre fragile entre forme et absence de forme, entre la prégnance d’une forme qui surgit et la profondeur d’un sens donné. Et même quand l’art entre en crise, qu’il se promet insensé (l’art pour l’art) il demeure toujours une structure de sens. Mais l’écart ne tient pas qu’entre un signifiant et un signifié mais aussi en ce que nous avons dit de sa nature hétérotopique : il est un espace qui s’inscrit et qui fuit. L’espace de l’œuvre ouvre un interstice inédit dans le monde, sa puissance tient précisément sur son écart, sa tension entre un ici et un là-bas. Mais ce n’est pas tout, l’œuvre d’art est ontologiquement un écart entre ce qu’elle dit du réel et ce qu’elle en invente, entre ce qu’elle reproduit et ce qu’elle crée, entre une forme et une matière. 

La philosophie quant à elle est fondamentalement une discipline de la mise en tension – d’où son appétit pour le paradoxe et l’aporie. Il me semble que l’on retrouve cette fécondité fondamentale de l’écart dans l’analogie du Banquet de Platon entre le processus érotique et le processus philosophique. Cette analogie entre le désir d’aimer et le désir de connaître se trouve dans le récit de la naissance d’Eros par Diotime, la prêtresse de Mantinée. 

Eros naît de l’union de Poros, dieu de l’habileté et de la ruse et de Pénia, déesse de la misère et de la pauvreté. « Etant donc fils de Poros et de Pénia, l’amour se trouve dans la condition que voici : d’abord il est toujours pauvre, et loin d’être délicat et beau comme le croient la plupart, il est rude au contraire, il est dur, il va pieds nus, il est sans gîte, il couche toujours par terre, sur la dure, il dort à la belle étoile près des portes et sur les chemins, car il tient de sa mère et le besoin l’accompagne toujours. D’autre part, à l’exemple de son père, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur de premier ordre, il ne cesse d’inventer des ruses ; il est désireux du savoir et sait trouver les passages qui y mènent, il emploie à philosopher tout le temps de sa vie, il est merveilleux sorcier, et magicien, et sophiste »3. Cette description mythologique a en fait pour objet de démontrer qu’Eros n’est pas un dieu mais un « daimôn » c’est-à-dire un intermédiaire céleste entre l’homme et le dieu, entre le mortel et l’immortel. Parce que l’amour est désir du beau et du bon Diotime explique à Socrate qu’il ne peut pas être dieu puisqu’on ne peut pas désirer ce que l’on possède déjà : le processus érotique est un intermédiaire, un écart entre ce beau qu’elle ne possède pas et ce beau auquel elle aspire. De là naît l’analogie entre la recherche du beau par Eros et la recherche de la philosophie : c’est-à-dire le travail entre l’ignorance et la science, la prise en charge de tout ce qui se tend dans cet écart. Socrate demande à Diotime : « Qui sont donc, Diotime, demandai-je, ceux qui philosophent, s’ils ne sont ni les savants ni les ignorants ? », elle répond alors que « ceux qui se trouvent entre les deux, et l’Amour doit en faire partie. La science, en effet, compte parmi les choses les plus belles ; or, l’Amour est amour du beau ; il est donc nécessaire que l’Amour soit philosophe et, comme il est philosophe, qu’il tienne le milieu entre le savant et l’ignorant »4. 

La philosophie partage avec l’amour et –proposons-le- avec l’art cette intensité de l’écart, cette puissance de la tension entre des absolus et des contraires.

Lino Castex, Le 13/02/22

1 Sous la direction de Pascal Goblot, « Sapiens et la musique fut », 2020, Grand Angle Productions.
2 Dans Moïse ou la Chine, P70, éd l’Observatoire, 2022.
3 Le Banquet, 203cd
4 Ibid, 204b