[EN DIRECT] José Manuel Egea, Lycanthropos – Entretien avec Christian Berst

[EN DIRECT] José Manuel Egea, Lycanthropos – Entretien avec Christian Berst

Après les expositions personnelles de Franco Bellucci qui « fabrique des chimères » ou Josef Hofer, artiste muet qui s’exprime par son trait de crayon, le galeriste Christian Berst interroge avec José Manuel Egea, la place que tient l’altérité aujourd’hui dans un monde où tout ce qui n’entre pas dans la norme est catégorisé comme clinique. Il nous engage, avec l’exposition Lycanthropos, à découvrir la « mythologie individuelle » d’un artiste qui a construit son propre « monde habitable ».

Quel est ce « monde habitable » que s’est construit José Manuel Egea ?
Avec José Manuel Egea, nous sommes dans une construction mentale. Il s’est assigné une fonction qui est de révéler, par le truchement de l’homme loup, cet autre qui l’habite mais qui nous habite aussi. Dans des moments un peu performatifs, il incarne véritablement un loup. Les portraits qu’il trouve dans des magazines sont pour lui un substrat. Invariablement quand il rencontre le portrait de quelqu’un, il tente de faire apparaître la part du loup qu’il recèle. Une manière peut-être, mais je ne formule là qu’une hypothèse, d’admettre sa propre altérité.

Le motif du déchirement illustre-t-il cette altérité ?
Il ne s’agit pas du tout d’un déchirement car en observant bien les oeuvres, on constate que la césure est nette. Certes, il lézarde le papier avec un cutter et matérialise une dichotomie de l’image qu’il a de lui, mais cet acte de scinder la feuille sans la détruire a vraiment une dimension chirurgicale. Elle n’est pas de l’ordre de l’impulsivité, bien qu’il en soit tout à fait capable l’ayant vu à l’œuvre quand, après avoir fait un dessin en marge d’une des reproductions du catalogue que je lui ai consacré, il a arraché la page sans ménagement. Mais dans ces travaux-là en l’occurrence, il n’est pas dans l’arrachement. Il n’y a rien de sanguin, il est tout au contraire dans un processus qui semble très réfléchi.

 

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Entrer dans ces mondes personnels, « habitables », que nous parlions de José Manuel Egea, Melvin Way ou Kemp, est un acte très fort, qui nous engage… c’est un sentiment que nous avions ressenti lors de notre visite à DOX à Prague de l’exposition LIVE ART BRUT – ABCD collection du collectionneur Bruno Decharme(1), et que nous ressentons à chaque exposition à la galerie…
Les œuvres de l’art brut sont pour l’essentiel auto réflexives ou très centrées sur l’artiste lui-même. À tel point que l’on peut avoir l’impression qu’elles n’ont pour seule adresse que celui qui les a produites. Cela donne le sentiment que l’on y a accès que par effraction, donc forcément que l’on atteint une part d’intimité de leur concepteur.
À l’instar des grands savants qui se sont aussi enfermés dans leur recherche, certains artistes, de par leur quête, on fait de même. Il n’y a pas grande différence entre un Einstein et Melvin Way. Peut-être juste que l’un des deux, sans savoir si c’est un avantage ou un inconvénient, est plus en prise avec le réel tel que nous le concevons. Melvin Way a construit son propre réel. En découvrant ses œuvres, en s’y plongeant, il se produit à un moment donné, une traversée du miroir. Si l’on n’accepte pas avec ces artistes de faire ce pas de côté, ou au dedans alors on reste en dehors ou en surface. Il faut accepter de jouer le jeu et de faire comme si…

N’y a-t-il pas, malgré ce caractère intime, confiné ou qui relève de l’enfermement, un caractère jubilatoire dans les recherches d’un Kemp ou d’un Melvin Way, mais aussi d’Egea comme on peut le voir dans la vidéo qui accompagne l’exposition ?
Absolument ! On est dans le gai savoir Nietzschéen, dans une forme de griserie née de la poétique qu’atteignent ces systèmes. À l’inverse, il y a des situations cliniques très douloureuses. Pour Franco Bellucci, on retrouve dans toutes ses oeuvres la symbolique du nœud, de la ligature, de la constriction. Depuis toujours il est resté enfermé dans le mutisme et cloîtré dans un établissement hospitalier. Lorsqu’il est en état de crise, il est arrivé qu’il soit nécessaire de l’attacher sur son lit. Ses productions révèlent sans doute un peu de sa condition. Quoi qu’il en soit, l’idée dostoïevskienne que « l’art sauvera le monde » n’aura peut-être jamais été aussi pertinente que chez ces créateurs.

Chaque œuvre est donc créée afin de nous communiquer cette condition ?
Pas nécessairement. Ces oeuvres tiennent souvent du soliloque. J’essaye toujours d’imaginer pourquoi et comment, l’homme crée un objet dans lequel il introduit cette charge extraordinaire d’intercession entre soi et l’ailleurs. Il est pleinement dans une tentative d’élucidation. Le premier objet d’art avait probablement une dimension cultuelle. Et la différence qu’il peut y avoir entre la fabrication de ce premier objet d’art, c’est qu’on était dans la sphère de la mythologie collective. Le chaman était et est toujours investi de la mission de fabriquer cet objet et d’établir un certain nombre de rituels au nom du groupe et d’être l’intercesseur avec cet ailleurs. Dans la sphère de l’art brut, on est vraiment dans un registre de mythologie individuelle. Je pourrais dire que ces artistes sont des chamanes qui prêchent pour leur propre religion et qui ne cherchent pas particulièrement à faire d’adeptes. Ils ont établi pour eux-mêmes leur propre culte.

 

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Se remarquent de multiples retours dans les expositions d’art contemporain aux origines, à la pensée rituelle, aux premières manifestations d’art… et même, comme tu le dis à cette « mythologie » avec des œuvres « chargées », finalement très proches de l’art brut. Cela est-il dû à une forme de lassitude de la froideur du concept ?
Évidemment ! Cette escapade par l’art conceptuel a duré près d’une cinquantaine d’années. D’aucuns prétendent que le 21e siècle serait « spirituel », je pense qu’il le sera pour le meilleur et pour le pire. Cette quête de sens devient d’autant plus nécessaire que les idéologies et les idéaux se sont effondrés, qu’il n’y a plus de modèles politiques et sociaux dans lesquels les gens puissent se projeter. En ayant foi en l’avenir, on cherche à produire du sens d’une autre manière, il se passe toujours un retour sur soi ou sur des éléments que l’on peut qualifier de primordiaux : rapport au temps, à l’espace, à son destin, à la pulsion de vie (le sexe), à la mort, etc.

N’y a-t-il pas chez Egea, par l’utilisation de page de magazine, une communication entre le domestique et le spirituel, une charge symbolique très forte ?
Bien-sûr ! L’explication de l’utilisation des pages de magazines comme moyen d’expression pour José Manuel Egea est assez triviale car, ayant détruit tous les livres d’art de la maison qui comportaient des portraits, sa famille a préféré mettre à sa disposition des supports moins coûteux. Dès qu’il voit un portrait, il fait feu de tout bois. De même quand je lui ai offert un exemplaire de son catalogue d’exposition, il s’est mis à écrire au stylo en cursive dans la marge d’une des reproductions avant d’arracher la page. Dans ce moment-là, il a senti l’impérieuse nécessité d’ajouter des explications, des espèces de didascalies. Pour Egea, la sacralité n’est pas dans le support, ni dans la monstration, mais dans le seul acte de créer.

Le rapport au temps est dès lors complètement différent ?
Le temps de l’œuvre s’inscrit dans le temps de sa vie. Alors qu’Egea est assez rapide dans l’exécution d’un dessin, d’autres comme George Widener, atteint du syndrome d’Asperger et doté d’une forme d’hypermnésie et qui fait d’impressionnants calculs afin de déterminer par une étude des calendriers les prochaines catastrophes, s’emploie dans un travail monstrueux. John Urho Kemp a consacré sa vie à aligner des chiffres et des formules mathématiques. Il a consacré sa vie à percer des mystères insondables pour tenir son monde en équilibre.

 

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Par cette échelle de temps sans commune mesure avec la précipitation actuelle, l’art brut échappe t-il aux logiques et tendances du marché, aux effets de mode ?
C’est une de ses particularités essentielles. Les manières d’opérer des artistes les conduisent pour beaucoup à une forme d’abolition du temps. Ils n’ont pas la nécessité de produire des œuvres dans une temporalité donnée, de répondre à une attente, à un engagement. Malheureusement beaucoup d’artistes contemporains, tout simplement parce que c’est leur métier et qu’ils ont besoin de vendre, sont soumis au temps par ces contraintes de production.

Il doit être difficile de sortir indemne face à des univers tels que celui de José Manuel Egea à ce point développé et « habitable » et qui tente de mettre à jour notre altérité…
Souvent j’en ai des frissons véritablement, physiquement ! Je peux avoir la chair de poule à la découverte d’une œuvre. Il y a vraiment quelque chose de l’ordre de l’émotion qui va vraiment chercher au tréfonds, cela avant même que je commence à l’intellectualiser ou à l’ingérer. On finit par développer des stratégies pour se préserver, sans quoi on pourrait perdre totalement pied. Et si quelqu’un ne doit pas perdre complètement pied c’est bien moi… si je veux continuer à être au service de ces artistes.

(1) ART BRUT LIVE – abcd collection | Bruno Decharme – 27. 3. – 17. 8. 2015 – DOX Centre for Contemporary Art
Poupětova 1, Prague 7  http://www.dox.cz/en/exhibitions/art-brut-live-abcd-collection-bruno-decharme

 

                               

Vidéo « 12 coups … » réalisée par Jérôme Clermont

 

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Pour en savoir plus sur l’artiste :
José Manuel Egea