BARBARA LECLERCQ

BARBARA LECLERCQ

crédit photo Theo Desmaizieres

ENTRETIEN / Barbara Leclercq
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet
Initialement paru dans la revue Point contemporain #29 – juin-juillet-août 2023

Le temps est pour Barbara Leclercq un bain amniotique d’où émergent, entremêlées, des parties de corps humains et d’êtres fabuleux. Elle les amalgame dans des bas-reliefs ou dans des sculptures s’apparentant à des archétypes de colonnes, des architectures en germe. Comparables à ces créatures surnaturelles qui habitent le monde humain, ces fragments de corps se greffent sur des édifices « socles » et s’articulent dans un déploiement vertical tels des figures de gardiens, protectrices ou démoniaques. Issues d’emprunts de différents artefacts, architectures et organismes, mais aussi d’une imagerie plus populaire et de sources plus ou moins personnelles, Barbara Leclercq nous rappelle combien elles nous sont familières, et habitent avec toujours autant de force nos imaginaires. Citant Borges, elle a conscience de cet éternel recommencement qui fait que la ruine participe d’un temps circulaire, et qu’elle est appelée à devenir le fondement d’une nouvelle ère. Alors, mutantes, hybridées, répondant à de nouvelles préoccupations dans cette configuration renouvelée du monde, de nouvelles chimères viendront accompagner la marche de l’humain vers un futur inéluctablement voué à la ruine.

Peux-tu nous raconter l’origine du projet Poursuivre sa chimère ?
Mon travail essaie depuis ses prémices de saisir les usages et imaginaires qui enveloppent la notion de ruine. Il semble que d’un registre plus documentaire, ou contextuel, (projet sur La Havane, puis études à Athènes), je glisse avec Poursuivre sa chimère vers un corpus de l’ordre de la fiction, bien qu’ayant toujours en ligne de mire de tenter de saisir l’agentivité de la ruine. L’idée étant qu’en fouillant les entrailles de nos constructions, il serait possible de reconstruire sans pour autant réparer, et ainsi d’élaborer des versions alternatives à partir de la ruine elle-même. En cela, mon intention se situe contre toute logique de « table rase », mais envisagerait plutôt de reconstruire par dessus les ruines, avec les ruines. À l’essence de ce projet réside une croyance profonde dans le fait que l’entropie serait un phénomène fructueux, et ainsi, par raccords étranges mais crédibles, les organismes et artefacts reformulés dans de nouvelles constructions édifieraient ensemble unearchéologie énigmatique, anticipée. C’est en fait l’idée de spolia qui a généré ce projet, la spolia dans l’histoire s’explique par l’usage des ruines des vaincus par les vainqueurs à l’édification de nouvelles architectures.
C’est une idée très forte qui ne se réalise pas vraiment dans mon travail, puisqu’il ne tire pas de citations explicites mais recherche plus un sentiment familier dans des formes archaïques, qui sont de nombreuses fois elles aussi amalgamées, avec un corpus assez large relevant autant de l’histoire de l’art que de sources plus personnelles, plus anecdotiques.
En quelque sorte, faire de l’histoire comme on raconte des histoires. Idée chez moi toujours présente d’user de l’architecture comme trame narrative. Comme si, la surface des murs s’épaississait de récits, par deux médiums lents que sont la céramique et le dessin, qui semblent digérer les images et formes afin de construire de toutes pièces cet espace tiers.

Communément, une chimère est un animal composite, amalgamé. C’est aussi une définition plus élargie que je propose, poursuivre une chimère, c’est un projet flou, dont les contours ne sont pas précisément définis. Finalement, Poursuivre sa chimère est une proposition qui interroge la ruine dans une géologie instable, spéculative.

Le projet se décline en œuvres sculpturales, colonnes et bas-reliefs, dans des dessins… Quel regard amène ce projet sur notre présent ?

Le fond de l’air est lourd. J’aime amorcer une approche de mon travail par cet état des lieux. Ces dernières années, les discours d’effondrement se sont amplifiés, c’est-à-dire qu’en très peu de temps, en l’espace d’une génération, les moyens de se projeter dans le futur proche ont considérablement changé. Ces discours sont en arrière-plan de mon travail, ils sont corrosifs. Une forme particulière d’angoisse se dessine alors, se réfère plus à une humeur qu’à un objet précis, se traverse, s’habite presque. Cette angoisse que j’évoque ici semble venir avec ces transformations sous-jacentes, qui ne sont pas visibles au jour le jour, à l’œil nu, qui ne se réalisent pas sous forme d’événements. Latents, paresseux, incisifs, tenter de rendre ces phénomènes, demande d’oublier toute sorte de captations directes, instantanées. Et c’est précisément à ce moment que le recours à la chimère devient nécessaire, et ce pour imaginer et rendre palpable un monde en transformation, un devenir qui rendrait palpable d’indistinction entre organisme et artefact. La chimère devient un geste plastique, dès lors qu’elle transgresse le discours pour imaginer des formes.
C’est alors un regard sur le présent certes angoissé, un peu fuyant aussi. La question de la temporalité est centrale, elle est ambiguë et pose la question de l’archaïsme comme surgissement dans le temps présent, comme accroche autant fondatrice qu’en même temps symptôme de la disparition. Ces chimères, comme résultantes de nouvelles propositions, tissent des chemins de traverse, et envisagent alors la ruine comme un terrain fertile.

BARBARA LECLERCQ BIOGRAPHIE
Née en 1997 à Paris. Vit et travaille à Bruxelles www.barbaraleclercq.com
Mémoire en collaboration avec ULB Horta, faculté d’architecture, Bruxelles (2022) ASFA Athens School of Fine Arts, Grèce (2019/2020) ENSAV La Cambre, Bruxelles (2016/2022)

Barbara Leclercq, Poursuivre sa chimère, Chien, 2022. Grès céramique, 46 x 50 x 18 cm. Courtesy artiste
Barbara Leclercq, Poursuivre sa chimère, Chien, 2022. Grès céramique, 46 x 50 x 18 cm. Courtesy artiste
Barbara Leclercq, Poursuivre sa chimère, Colonne n°2, 2022. Grès céramique, 155 x 50 x 35 cm Courtesy artiste
Barbara Leclercq, Poursuivre sa chimère, Colonne n°2, 2022. Grès céramique, 155 x 50 x 35 cm Courtesy artiste – crédit photo Toussaint Everarts
Barbara Leclercq - crédit photo Theo Desmaizieres
Barbara Leclercq – crédit photo Theo Desmaizieres
Barbara Leclercq - crédit photo Theo Desmaizieres
Barbara Leclercq – crédit photo Theo Desmaizieres
Barbara Leclercq - crédit photo Theo Desmaizieres
Barbara Leclercq – crédit photo Theo Desmaizieres