PRATIQUES DE DÉSOEUVREMENT AU JAPON

PRATIQUES DE DÉSOEUVREMENT AU JAPON

ENTRETIEN / Thomas Vauthier
par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Thomas Vauthier est actuellement inscrit en thèse de doctorat en France (Aix-Marseille Université) tout en travaillant sur les pratiques artistiques japonaises, avec l’octroi d’une bourse à l’Université des Arts de Tokyo. Nous l’avons interviewé sur sa pratique et ses recherches au sein d’allers retours autant physiques que spirituels et identitaires, entre la France et le Japon

Pour commencer, as-tu déjà été interviewé par des journaux ou des critiques d’art ? 

Oui, en France, par d’autres étudiants en art. Notamment dans le cadre de la CEA (communauté des Commissaires d’exposition) à la Cité universitaire des Arts, en 2018. Je n’ai pas de problème à parler de mon travail, surtout quand l’on ne montre pas tellement d’images : l’enjeu est narratif, plus abstrait. Et faire une thèse, ça permet aussi de s’emparer du discours autour de son art. C’est en fait un mode d’action plus efficace que de jouer l’artiste. 

Quel est ton sujet de thèse ? Sur quoi travailles-tu ? 

Il s’intitule « les pratiques artistiques japonaises de revitalisation depuis les années 1990 : médier et remédier aux catastrophes. Pour une poïétique du dés-oeuvrement ». 

J’ai deux directeurs, l’un en recherche académique, l’autre en création artistique. D’un côté,  Frédéric Pouillaude qui a travaillé sur le désoeuvrement chorégraphique et a écrit un peu sur le buto ; de l’autre, Michaël Ferrier.

Quand es-tu venu pour la première fois au Japon ? 

J’ai eu ma première expérience en 2016-2017 : à l’époque, je venais de réaliser un mémoire sur la croyance troublée : je voulais chercher à savoir comment retrouver un lien au monde troublé par l’expérience postmoderne, le rapport aux nouvelles technologies, le virtuel. Je m’intéressais beaucoup à Georges Bataille, à l’idée d’une expérience artistique redonnant un lien au monde. 

Je m’intéressais plutôt à des formes artistiques qui ne passaient pas par le statut de l’oeuvre et cherchaient à s’en échapper, avec un fondement antimatérialiste (anti marché de l’art) : réfléchir sur l’oeuvre comme dépositaire de violences sociales, symboliques, économiques, écologiques. 

Mon premier gros projet artistique fut lié à une aventure des-oeuvres de jeunesse : l’invitation à vivre une aventure le temps d’une semaine en immersion sur le plateau vidéo de l’Ensad et dans une ancienne ferme rénovée à Chinon. 

L’idée sous-jacente était de voir comment l’entrelacement de ces vies pourrait donner lieu à des expériences artistiques. Notamment, des expériences de désoeuvrement : tourner une séquence de film ; minimiser l’auctorialité (cf. Blanchot et la mort de l’auteur)…  Avec des dispositifs de captation par des caméras de surveillance : comment faire de ce moment de vie un pur désoeuvrement – d’intensité, de vie pure. Comment faire une oeuvre qui fixerait ce moment de vie, à travers une multitude de formes : une variation des mediums et modes d’expression, au sein d’une exposition performative, faite de récits d’expérience, du montage de la plupart des rushes (tout le monde pouvant s’emparer des caméras à disposition), de récits (les textes de Theo Casciani, un manifeste désoeuvré…) Cette exposition, conçue par Fanny Terno et moi-même, a donné lieu à des formes de dialogue avec d’autres mondes : des conférences académiques, des présentations dans des colloques.

ENTRETIEN / Thomas Vauthier
par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Ensuite, ce premier projet artistique a donné lieu à un second voyage au Japon en 2019. Cette fois, j’ai conçu l’espace de la thèse comme un espace de liberté par rapport au marché de l’art. 

Puis à l’été 2019, je suis parti au Japon, à Onomichi et Kyoto. J’ai commencé à travailler avec des associations tournées vers la revitalisation artistique, le Onomichi akiya sensei project, qui s’occupait de la revitalisation de maisons vacantes depuis quelques années. 

Il s’agissait de trouver un moyen de mettre en relation des personnes qui avaient des maisons vacantes – suite à des dynamiques familiales : deuil ou exode rural – et des changements de mode de vie par rapport à des modes de vie urbain. 

Toyota-san, une dame, avait créé l’association : elle était une enfant du pays, avait passé sa vie comme guide touristique en Europe, après avoir découvert une autre vision du patrimoine.  

Le lieu me semblait particulièrement intéressant : Onomichi n’avait pas été bombardé pendant la guerre. On y trouvait peu d’espaces constructibles pour autre chose que des maisons ; un style architectural particulier, que l’on nomme Taisho, datant du début XXe. C’était à l’origine une ville historiquement assez riche, avec des marchands de riz, un style mi-occidental mi-japonais dû à la présence d’un port donc d’une influence occidentale. Elle avait de beaux temples. On avait l’impression d’une petite Kyoto, d’ailleurs c’est une ville de cinéma, adorée par des cinéastes dont Ozu.

ENTRETIEN / Thomas Vauthier par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Alors, Toyota-san commença une gaudi-house et créa une association pour rénover ces maisons. Architecte, elle se mit à mobiliser la population locale. Par exemple, il y avait les Send-back parties : tout le monde se passait les sacs de gravas. Elle créa aussi le système des akiya bank : une sorte de catalogue des maisons vacantes, fournissant expertises et photos, petites annonces. 

J’ai fait un stage d’un mois et demi avec elle, en aidant l’association au quotidien, pour différentes aventures : aider à faire le ménage, à rénover les maisons (depuis le stade du déménagement jusqu’à refaire un mur, des shoji, des portes coulissantes en papier). Ou même apprendre à faire des Tsushikabe : des murs en argile. 

Au retour d’Onomichi, en France, j’organisai une soirée d’exposition à la Fondation Ricard. Le principe était que chaque personne expose quelque chose sur des otokonoma : des cimaises, à savoir une étagère ou un présentoir, recouverts de plâtre.  

ENTRETIEN / Thomas Vauthier par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

C’est cette expérience qui fut le déclencheur de la thèse. Le sentiment d’une nécessité esthétique de l’existence : se sentir toujours sous le regard de l’oeuvre, tel Foucault qui retourna, à la fin de sa vie, aux penseurs grecs avec l’idée de faire de sa vie une oeuvre d’art.

Et c’est aussi la découverte de ce milieu japonais qui m’a fait recherché un équilibre entre le désoeuvrement et quelque chose de plus engagé.

Ce que j’avais vécu en France était trop dénué de problématiques sociales : je côtoyais un milieu artistique très homogène lié aux Arts Décoratifs, ou à la rue d’Ulm. Quelque chose de bourgeois dans le désoeuvrement. 

Enfin, la question de la dépopulation au Japon me passionnait. 

Quels auteurs t’ont influencé pour ce travail de recherche à la fois personnel et politique ? 

Jean-Luc Nancy, évidemment (La communauté désoeuvrée), Pierre Bourdieu, Nicolas Bourriaud (Formes de vie), Jean-Yves Jouannais (Artistes sans oeuvres), Maurice Blanchot,  Georges Bataille.  

Peux-tu nous parler de ton deuxième voyage au Japon ? 

J’ai voulu faire une thèse pour revenir au Japon. Avec Fanny Terno, nous nous sommes inscrits à la banque de maison de vacances, au catalogue d’Onomichi. Nous avons trouvé quatre maisons en parfait état, et cela convenait parfaitement à la partie création mais aussi à la partie théorique de ma thèse : créer un centre d’expérimentation, où l’on souhaitait mêler le local (inviter des gens à vivre avec nous) et l’international. 

Pendant ce temps, depuis la France, j’imaginais plein de choses à faire pendant deux ans. Je prévoyais un scénario : des idées artistiques, un protocole, des scènes sociales à confronter au réel. 

Je demandai à des amis de visiter la maison. De prendre des photos ou vidéos de l’habitat.

Malheureusement, le Covid freina nos projets. Fanny reçut une bourse en 2019 mais son départ en 2020 fut retardé à juillet 2021. Là, elle se rendit à Onomichi pour voir la maison pour la 1ère fois et signer le contrat de vente à zéro euros. La terre appartenait à un moine bouddhiste. Mais il restait une condition au contrat : démanteler la maison en partant. Impossible de signer ce contrat qui supposait des coûts exorbitants ou des contraintes au moment du départ – nous n’étions pas sûrs de l’avenir, de notre durée de vie au Japon etc.

Comment avez-vous dénoué la situation ? Relancé l’énergie créatrice ?  

Fin mars 2022, je revins au Japon. Je commençai par faire un premier workshop à la Kyoto University of the Art, puis nous sommes repartis à Onomichi, l’été, voir les maisons. Elles étaient complètement démantelées : il ne restait qu’un bout de bois et trois arbres. 

Nous avons finalement trouvé une maison de 1913, avec un jardin traditionnel et une façade occidentale, en parfait état. Nous la louons désormais et sous-louons au photographe Takashi. 

Ce qui est intéressant à Onomichi, c’est la création d’ateliers d’artisans, de lieux participatifs. La volonté d’un mode de vie décroissant, d’un milieu DIY, une solidarité très intéressante à l’échelle de quartiers. 

C’est un lieu qui amène des réflexions, utopies, projets de communautés pour l’avenir : si le Japon est en galère économiquement, est-ce que les richesses seront concentrées près des gares ? 

En somme, apprendre à créer une solidarité collective du panorama urbain : comment apprendre à faire du bitume, à gérer de l’électricité, des réseaux de tout à l’égout ; à refaire des escaliers. 

Comment gères-tu ton temps pour la thèse ? As-tu avancé dans l’écriture théorique ? 

Pour une thèse en art, il est impossible d’écrire 400 pages tout en maintenant à côté une pratique artistique. Surtout à distance du Japon, sans le rapport au terrain. Mon écriture semble encore minimale si ce n’est quelques conférences et articles. 

Ton sujet a-t-il évolué ? 

Mon sujet est devenu plus historique : je me suis intéressé au départ aux années de la fin du XIXe siècle jusqu’à 1923 (le séisme du Kanto), à une période de résistance de l’esthétique japonaise à l’importation du concept de beaux arts. L’esthétique japonaise est d’ailleurs fondée sur l’art du thé : Okakura Tenshin (la voie du thé). 

ENTRETIEN / Thomas Vauthier par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Puis, aux formes d’art liées à l’arairisme ou à l’anarchisme, dont des liens avec la Russie (cf. la grosse influence des constructivistes du début XXe sur l’art japonais). Par exemple, lorsque Mabo arrête la pratique et peint les baracks (personnes relogées en urgence), cherchant à ramener l’art dans la sphère publique, populaire, pour le commun.  

Quel rapport avec l’histoire des catastrophes ? 

J’étudie le rapport aux catastrophes comme des moments capacitants (en anglais, empowerment) de réévaluation de la pratique artistique. Ainsi, au niveau de l’architecture : en 1995, en 2011, pendant le Covid, qu’est-ce qui s’est passé ?

La notion de catastrophe articule crise démographique, climatique – avec la prophétie d’un séisme probable à Onomichi. Comment articuler les artistes en résidence à Onomichi avec l’écologique ?

Pour finir, quels sont tes projets pour les six mois à venir ? 

Tout d’abord, je souhaiterais finir le projet de construction d’une maison de thé. Il s’agit d’une cabane qui possède un maruimado : une fenêtre circulaire comme un hublot, un petit point qui permet au paysage de se refléter. 

Les murs de cette maison sont des Tsuchikabe : faits en bambou, terre, feuilles de riz. Nous collaborons avec un daiku local amateur (charpentier) qui a appris cette technique au Sénégal. Ce projet de chashitsu a lieu dans un petit village en voie de dépopulation (une cinquantaine de papys mamies), chez Yoann Moreau, un anthropologue disciple d’Augustin Berque qui vit de la permaculture. Ici, dans la péninsule d’Izu, à Yigizawa, tout le monde est pêcheur ou cultive un champ. Tout est trouvé localement : le bois, la terre, le foyer (rou). On échange avec la communauté locale, sous forme de don / contre don (par exemple, Yoann donne des cours d’anglais). Autre exemple : une dame récupère pour les ryokan avoisinants des coquillages, dont la coquille est écrasée pour en faire une couche blanche. On s’offre aussi des glaces et mandarines.

ENTRETIEN / Thomas Vauthier par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Ensuite, je voudrais rénover le rez de chaussée d’une nagaya[1] de Kyojima, quartier populaire de Tokyo près de la tour Sky Tree. Cette maison est sous-louée à Katsu qui a repris le sento familial à Kyojima, et a trouvé cette nagaya. J’ai le projet de développer un espace au premier étage pour exposer et rendre publique sa bibliothèque sur le thème de la décroissance ; pourquoi pas aussi un bar clandestin, et un espace pour les Nagashiya : la vente de petits bonbons ; des expositions, des performances…

Quant au projet Datsuijo, qui travaille sur la rénovation des espaces de Yanaka, il continue avec une exposition qui aura lieu fin novembre, début décembre. 

Propos recueillis par Fanny Fontaine


[1] Par rapport à une machiya, les nagaya sont des maisons plus urbaines, tokyoïtes, très étroites.